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Le violoniste ne change pas ses habitudes de la semaine. Il se rend toujours au même endroit, s'émerveillant de la beauté du lieu et de son acoustique. Il bosse dur, tentant de nouvelles sonorités, des transitions toujours plus difficiles, effleurant du doigts les sensations qu'il avait lorsqu'il jouait étant enfant. Malgré tout, au milieu de chacun de ses morceaux, une pointe d'amertume envahit son estomac, car rien n'est à la hauteur de ce qu'il a pu ressentir en jouant avec Thylan.

Malgré tout, c'est le premier weekend où Thylan et Naël doivent se retrouver en tant qu'associés artistiques et Naël regrette déjà d'avoir accepté.

En récupérant sa vieille montre de famille dans son paquetage, cadeau de ses parents pour ses 15 ans, un des rares bien qu'il n'a pas vendu, le violoniste peut suivre les minutes qui s'écoulent durant lesquelles il attend le chanteur. Thylan est en retard.

Dix minutes.

Vingt minutes.

Quarante minutes.

Au bout d'une heure, toujours personne.

Mais Naël s'est engagé, et il n'a qu'une parole. Alors, il attend patiemment. Heureusement pour lui, il peut profiter d'un doux soleil, ni chaud, ni éblouissant, du chant des oiseaux batifolant au-dessus de lui, et peut s'amuser avec Crush. Le chien montre à son maître qu'il apprécie beaucoup les oiseaux et en particulier leur courir après. En voyant le cocker noir sauter vers les cieux, se croyant capable de chasser des animaux volant, avant de se crasher sur le sol et de repartir en courant vers d'autres oiseaux, Naël s'enthousiasme, son rire se répercutant sur le sol en pierre du parvis, et filant dans l'air, comme un cantique à la vie et au bonheur.

Dans le métro, Thylan trépigne d'impatience, les yeux rivés sur l'horloge de son téléphone, les secondes s'éternisent jusqu'à durer une éternité. L'idée de revoir Naël après tant de jours le remplit de joie, mais il est cruellement en retard, et l'anxiété le ronge, l'obligeant à secouer sa jambe à un rythme effréné. Lanna lui dirait de se calmer avant de faire une nouvelle crise de narcolepsie et de se mettre encore plus en retard. Néanmoins, il lui est impossible de se calmer. Quand il sort enfin de la rame de métro, Thylan se rue vers leur point de rendez-vous.

Au coin de la place, Naël aperçoit une touffe de cheveu sombre dont les mèches folles volent en tous sens à cause de la course effrénée de leur propriétaire. De loin, les cheveux de Thylan ressemblent presque aux poils de son animal de compagnie, en plus propres et plus soyeux. Et quand Crush lui saute dessus après l'avoir poursuivi, se mettant à lui lécher goulûment le visage, la ressemblance est d'autant plus frappante. Même dans leurs caractères ils ont tout pour s'apprécier : une énergie débordante, un air captivant et tendance non dissimulée à l'obstination.

Il a beau avoir heurté violemment le sol en basculant en arrière, Thylan réagit par la rigolade et les caresses pendant que Naël les rejoint.

— Ça va ? Rien de cassé ? s'empresse-t-il de demander en sifflant Crush pour le stopper.

Le chien se couche sur le torse de Thylan, cessant son assaut.

— Je crois bien, jauge Thylan en se massant l'arrière de la tête. Juste un peu mal par-là.

— Le karma, cède Naël. Aller Crush, laisse-le.

Thylan se relève, évaluant le niveau de contrariété de son comparse, et époussète ses vêtements en n'oubliant pas de caresser la tête du cocker au passage, en signe de trêve.

— Je l'ai mérité. Excuse-moi du retard. J'ai fait tout ce que j'ai pu.

— Panne d'oreiller ?

— On va dire ça, cède Thylan, hésitant.

Naël aurait-il des doutes ?

Le chanteur ramasse son sac contenant son matériel, tombé au sol sous l'impulsion du chien. À son plus grand regret, en l'ouvrant, Thylan constate que sa chute à fait plus de dégâts qu'il ne l'imaginait. En s'écrasant dessus, il a littéralement détruit son enceinte.

— Merde !

Naël sent une vague de culpabilité l'envahir, car d'une certaine manière c'est sa faute. Il aurait pu retenir Crush, et il ne l'a pas fait. Se vengeant de l'attente d'une certaine manière. Thylan remarque le teint palissant de Naël et ses lèvres pincées et préfère désamorcer.

— T'inquiète ce n'est rien. Lanna en a une en rab'. Je lui piquerais en attendant d'en racheter une.

Naël se rappelle très bien cette jeune fille, petite, menue, et surtout sans gêne, sautant au cou de Thylan, hurlant dans la rue en se moquant des regards, appelant son ami par son surnom en face d'un inconnu. Elle était... libre. Rien à voir avec Thylan, qui est plus réservé et dont le regard et l'avis des autres comptent.

— Tu feras sans. On y va, annonce Naël de but en blanc, toute trace de culpabilité ayant vite disparu.

— Tu as un train à prendre ? se moque son partenaire du jour.

— Dixit celui qui m'a fait poireauter près d'une heure. Je veux juste faire ce que l'on a à faire et filer. Je suis peut-être SDF, mais j'ai une vie.

— Oui, excuse-moi.

C'est presque plus fort que lui. Thylan est comme ça, c'est dans sa nature : de faire gaffe sur gaffe, et de s'excuser. Là où Lanna et ses parents font mine de rien, Naël, lui, se défend, mais semble tout juste être atteint par les commentaires, parfois piquants, de Thylan. Ce dernier se demande s'il a toujours été ainsi mais c'est la vie de Naël, ses épreuves et ses décisions qui l'ont conduit à devoir se protéger. Ses accrochages avec ses parents avant d'enfin prendre la décision radicale de partir, les leçons d'autres sans-abri sur les risques de la rue et surtout des profiteurs. Petit à petit, pour éviter les dangers, pour se protéger, et pour fuir la souffrance, il s'est recroquevillé sur lui-même, ne laissant que peu de place au monde.

Thylan veut plus que tout lui poser la question, mais se ravise, songeant qu'il a fait assez de bourde pour aujourd'hui. Il se décide plutôt à sortir son matériel de son sac, afin de commencer leur session.

C'est ce sur quoi ils se sont mis d'accord : se retrouver deux fois par semaine pour échanger sur la musique, pour travailler ensemble, et pourquoi pas, devenir plus qu'un chanteur de rue et un violoniste sans toit. L'objectif : se comprendre, puiser dans les compétences et les facultés de chacun, pour obtenir le meilleur d'eux-mêmes. Thylan obtiendra par ce biais une chance de croire un peu plus en lui et du temps avec Naël. Ce dernier récoltera 75% des bénéfices lorsqu'ils joueront en public le fruit de leur travail.

Thylan a bien tenté de le convaincre de prendre 100%, mais après le quatrième refus, il n'a plus insisté. Pourtant, Dieu sait que le chanteur n'a pas besoin de cet argent, ce qu'il veut c'est une opportunité de répondre à son interrogation : est-il sur la bonne voie ?

Après avoir chopé son carnet au fond de son sac, couvert de notes de musique et de paroles griffonnées avec soin, il se tourne face au violoniste prêt pour commencer leur collaboration.

MelodyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant