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Naël peut enfin profiter à nouveau du monde extérieur en ce début mars et reprendre ses habitudes d'avant la vague de froid. Le thermomètre est encore loin d'être clément mais sortir ne représente plus une épreuve de survie. Et celui qui semble le plus heureux est bien Crush. Ensemble, les deux amis redécouvrent Paris alors que la nature reprend doucement ses droits.

Naël vit à Paris depuis déjà 2 ans et à l'aube de cette nouvelle saison, il se souvient à quel point le printemps est une belle saison dans la capitale. Il adore observer les arbres se recouvrir de feuilles, les oiseaux reprendre leur envol, les sourires refleurirent sur les visages des inconnus. Pour l'heure, les arbres restent nus et les écharpes de rigueur mais bientôt, la ville se réveillera de son sommeil réparateur pour briller à nouveau. Naël décide que pour lui aussi, cette saison sera symbole de nouveau départ.

Le Conservatoire de Paris lancera bientôt son concours d'entrée, l'occasion pour le violoniste de retenter sa chance pour finir ses études et de reprendre le cours de sa vie. Mais pour l'heure, il doit réétudier ses classiques pour le jour où il pourra redéfendre sa candidature et surtout poursuivre comme les mois précédents afin de subvenir à ses besoins.

Et qui dit changement d'état d'esprit, dit changement de lieu où se représenter. Fini le jardin des Tuileries, place au Panthéon. En passant devant, Naël a été attiré, hypnotisé par la bâtisse. Il lui a semblé naturel d'utiliser ce lieu, en plus souvent bondé, comme lieu de représentation.

Il n'y va pas encore tous les jours puisqu'il doit encore se remettre de l'hiver rude qu'il vient de traverser, mais quand il y va, ce n'est pas pour rien. Si Naël avait su combien il allait gagner ici, il serait venu plus tôt. Ce pourrait être son talent qui rend les spectateurs plus généreux, la période qui donne du baume au coeur des gens, le lieu et sa sonorité qui rend le spectacle plus intéressant que dans le jardin des Tuileries, peu importe pour Naël. Ce qui est concret, c'est sa réserve d'argent qu'il arrive à faire au fil des jours. Pour le moment, Naël possède un peu moins de vingt euros, stockés au fur et à mesure. C'est peu, mais quand on vit dans la rue, réussir à faire des économies tout en mangeant un repas par jour est un vrai luxe. Et c'est surtout bien pratique en cas de coup dur, comme aujourd'hui.

Ce 20 mars, il récolte 1 euro et 18 centimes.

Ce n'est pas la première fois que Naël fait une représentation aussi peu rentable. Même si sortir et s'exercer au violon est pour lui une récompense en soi, il ne peut ignorer la faim qui lui tord le ventre, la salive qui monte en bouche sans rien pour la sustenter, et la faiblesse qui l'envahit lorsqu'il se lève trop vite. Ces sensations lui rappellent cruellement à quel point les contributions des passants sont vitales.

— Je suis désolé, acolyte. Mais rassure-toi, nous allons nous en sortir. J'ai encore des économies.

En cette fin d'après-midi, contrarié et désappointé, Naël range son violon, un rayon de soleil reflétant la beauté du bois, juste avant qu'il ne referme l'écrin. Oreilles relevées, sa boule de poil noire le regarde comme un refuge, ses yeux sombres pleins d'espoir. Crush a le mérite de tirer un sourire, net et franc, à son maître. Son plus grand bonheur après la musique.

Sur le chemin des quais de Seine et de leur "maison", Naël s'arrête dans une supérette avec les quelques pièces qu'il a en poche. Il en ressort pour retrouver Crush qui l'a sagement attendu et en voyant sa langue pendante, sa queue remuant follement et son regard d'amour, Naël sait qu'il a fait le bon choix en utilisant tout ce qu'il avait sur lui pour acheter de la pâté à son jeune cocker. Le bonheur de son animal lui fait oublier sa faim dévorante pour la soirée.

Le lendemain, Naël se réveille sur son futon, le soleil s'insinuant dans son antre au bord de Seine. Roulé en boule comme il en a pris l'habitude de le faire, comme pour se protéger du monde extérieur et de ses dangers, Naël espère qu'aujourd'hui sera un meilleur jour, son ventre vide le rappelant à l'ordre. Il prend quelques pièces dans sa poche avant de quitter son refuge et passera par une supérette pour se nourrir un peu.

Sur le chemin du Panthéon, le jeune homme passe par le jardin du Luxembourg afin que Crush puisse gambader à sa guise. Leur rituel hebdomadaire est bien rodé et permet à Naël de conserver une emprise avec la réalité. Quelques heures par jour, il est un garçon normal qui promène son chien, qui joue de son instrument, qui "gagne" son pain. Pendant l'heure qu'ils passent au parc, Crush obtient son pesant de caresses et de compliments avant de revenir dans les bras de son maître pour un peu plus d'attention, faisant fondre le cœur de Naël.

Sur le parvis du Panthéon, Naël montre son talent, s'amuse et révise ses classiques. Il y reste jusqu'à ce que ces doigts lui fassent mal et que le soleil décline derrière les immeubles haussmanniens. Après sa longue journée, retour à la Seine. Sur le chemin de rues pavées, Naël observe les parisiens rentrer du travail et les terrasses des bars et restaurants se remplir.

Au coin d'une rue animée, il passe devant un petit restaurant à la façade accueillante. Les chaudes lumières de la terrasse éclairent le trottoir, les éclats des conversations crèvent le silence du début de soirée et les odeurs alléchantes émanent de la cuisine. Un restaurant comme il y en a tant dans Paris, cependant, le seul où Naël s'arrête.

Il se cale dans un coin, derrière les tables extérieures, comme les deux dernières fois. Là, invisible pour les clients, il a une vue parfaite sur la scène au fond de la salle où chante le même garçon que les vendredis précédents. Sa voix, devenue familière, claire et émouvante, s'élève par-dessus les conversations et remplit l'espace.

Sous le charme de ce timbre doux et profond, Naël ne bouge plus. Le temps suspendu, il écoute chaque note, chaque parole oubliant un moment où il est, comme hypnotisé. Alors que la salle et la terrasse sont bondées, le regard du chanteur croise celui de Naël. Derrière son micro, un sourire complice éclaire son visage.

À peine plus âgé que Naël, le chanteur ne le lâche pas des yeux. Les mouvements de ses bras, de son buste, de sa tête, s'accordent avec la cadence de son morceau faisant tomber quelques mèches de cheveux noirs sur son front perlé de sueur. À le voir, il vit pour sa musique et le public du restaurant l'a bien compris. Il capte littéralement l'attention des clients avec les sonorités de sa voix et sa performance. Son micro en main, dont la couleur argentée du métal se fond avec les bagues à ses doigts, il entonne à pleine voix le dernier couplet. Quand la dernière phrase arrive, il baisse le volume, invoquant des notes plus profondes. Et sur la dernière d'entre elles, ses cordes vocales semblent venir d'un univers parallèle. Pour Naël, ce qu'il entend est irréel.

Après quelques gorgées d'eau et le temps de reprendre son souffle, l'artiste reprend avec une nouvelle musique que Naël écoute attentivement. Après la troisième, le jeune homme aux cheveux sombres s'arrête. Naël le voit, il est fatigué de sa prestation. Quand il tourne le dos à Naël, celui-ci revient à la réalité comme sortant d'une transe.

Alors qu'il profitait du spectacle, le soleil s'est couché, tout comme Crush à pied. Naël s'accroupi pour réveiller son acolyte et quand il se relève, tombe nez à nez avec un garçon aux yeux bruns et au sourire complice.

MelodyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant