Chapitre 2b

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Noël sortit de chez lui et attendit en bas des escaliers, appuyé contre la rambarde. Ce matin encore, son grand-père ne l'avait pas attendu. Depuis l'annonce de la déclaration de guerre de l'Imperium contre le Sandowl, quelques jours auparavant, et la houleuse discussion qu'ils avaient eu la nuit-même, Fenril semblait prendre grand soin d'éviter son petit-fils. Noël était blessé par cette distance. Ordinairement si proche de lui, son grand-père ne lui parlait presque plus désormais. Il regrettait de ne pas avoir su retenir les propos agressifs qu'il avait lancés à Fenril. Tout était de sa faute si ce dernier s'était éloigné.

Aïmar le tira de ses sombres pensées en arrivant près de lui, posant une main bienveillante sur son épaule.

— Hé, ça va ? demanda-t-il, inquiet de voir son ami si soucieux.

— Oui, mentit Noël en se forçant à sourire. Je vais bien, ne t'en fais pas. Allons-y.

Aïmar, décelant le mensonge, haussa un sourcil, attendant d'en savoir plus. Mais Noël quitta son point d'appui et marcha en direction de la place du village, esquivant ainsi les questions. Il n'avait vraiment pas envie d'en parler pour l'instant.

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Les rues commençaient à s'animer tandis que les boutiques se préparaient à ouvrir leurs portes aux premiers visiteurs. Une foule d'ouvriers et d'ouvrières se rassemblait devant le restaurant, attendant que le cuisinier remplisse leur boîte-repas pour le déjeuner. Certains ne juraient que par sa cuisine, midi et soir. Aïmar et Noël avaient la chance que Fenril leur prépare chaque matin leur repas en même temps que le sien. « Gardez un peu de votre argent pour vous amuser davantage. », leur avait-il dit un jour, et les garçons n'avaient rien trouvé à redire.

La vie avait rapidement repris son cours depuis les annonces de la guerre, et plus personne ne parlait du conflit entre l'Imperium et le Sandowl. Les gens étaient retournés à leurs conversations habituelles, et la tension était retombée. Mais ce répit n'était que temporaire, car la guerre continuait au-delà de la Contrée Libre. Comme toujours, ce calme ne durerait qu'un temps.

Les deux jeunes hommes retrouvèrent Gabriel et Lysandre, leur repas en mains, déjà payé.

— Hé les jeunes, bien dormi ? s'exclama Lysandre en les voyant arriver.

Son entrain inhabituel surprit Aïmar, mais il se retint de le commenter, se contentant de répondre par l'affirmative. Gabriel, de son côté, les salua d'un simple hochement de tête avant de se détourner pour parler à un de ses hommes. Il avait l'air fatigué ce matin. Et même... triste ?

— Je dois m'occuper des registres des ventes aux Ateliers, dit Noël à l'attention de son ami. Tu penses y travailler aujourd'hui ?

— Aucune idée, répondit Aïmar. Trop tôt pour te le dire. Mais maintenant que la locomotive est enfin réparée, il faut bien acheminer le minerai là-bas. Les wagons débordent ; j'y passerai avant midi.

— On s'y croisera, alors. Je garde ton repas pour là-haut. Inutile de t'encombrer.

Noël fit un signe de la main en guise de congé et partit en direction du bâtiment de la Dépêche, où l'un des étages regroupait les diverses archives des Hautes-Forges qu'il devait étudier aujourd'hui.

À cet instant, un homme bien habillé, à l'allure fière, sortit de chez lui, les yeux plongés dans les papiers qu'il tenait. Il ne prêta aucune attention aux villageois, mais son apparition ne passa pas inaperçue. Celle de Morgan, le rédacteur en chef, ne passait jamais inaperçue. Il avait disparu après la publication de son numéro qui avait semé la terreur sur tout le territoire, et ne semblait être revenu que cette nuit ou très tôt ce matin.

Sans crier gare, Gabriel se précipita sur lui, l'agrippant par le haut col de sa chemise austère et le plaquant violemment contre un mur. Morgan poussa un cri de douleur mêlé d'un hoquet de surprise.

— Qu'est-ce que tu me veux, sale paysan ? demanda Morgan, furieux de cette agression.

— Tu as disparu juste après la publication de ton putain de torchon ! Tu es content, hein, de te faire du blé sur le dos des gens terrifiés ? hurla Gabriel, la rage dans la voix, en resserrant son emprise sur le cou du rédacteur, qui commençait à suffoquer.

Morgan cracha au visage de Gabriel.

— Lâche-moi, connard ! Je refuse de finir ma vie dans ce trou à rats comme vous. Je me donne les moyens de réussir pour...

Un coup de poing du chef du village interrompit brusquement sa tirade, et la place fut envahie d'un lourd silence.

— Tu vas regretter ce geste, poursuivit Morgan, la lèvre ensanglantée et l'air menaçant. N'oublie pas qui je suis, qui je sers, et qui m'envoie. Je pourrais tous vous faire tomber, si je le souhaite. Alors dégage, avant que je ne te fasse enfermer au fort de Miewart.

Son regard était empreint de haine et de défi. Morgan aurait souhaité que le chef du village continue de le frapper ou qu'il insulte l'Imperium pour l'exposer publiquement. Cet homme dégageait une aura si sombre et malveillante qu'on pouvait se demander s'il n'était pas simplement un émissaire.

Mais Gabriel se contenait, maîtrisant sa colère. Il relâcha la pression, et Morgan en profita pour se dégager du mur en le bousculant avec brutalité. Il se massa le cou, reprenant son souffle en toussant. Il balaya rapidement les spectateurs du regard, avant de le fixer intensément sur Noël, qui l'observait à quelques mètres de là.

— Qu'est-ce que tu fous encore là, toi ? lui cria Morgan. Au travail ! N'oublie pas qui te paie !

Lorsque son chef passa devant lui pour se diriger vers le bâtiment de la Dépêche, Noël peinait à contenir ses émotions. Il aurait voulu lui rendre la pareille, mais il savait que les risques étaient trop élevés et que les conséquences seraient graves s'il perdait son calme. Il aimait trop son travail pour le compromettre. Il n'était pas robuste et fort comme Aïmar, ni n'avait le tempérament nécessaire pour travailler dans les mines ou aux Ateliers. Fenril lui avait toujours dit que son véritable don était l'intelligence, qu'il devait l'utiliser pour manier les chiffres et les mots plutôt que de s'entailler les mains dans l'obscurité des tunnels. Noël préférait donc se taire, encaisser les ordres et suivre son patron en silence. Il espérait seulement que Morgan ne revienne jamais d'un de ses fréquents voyages à Miewart.

Mais par-dessus tout, Noël espérait le retour de Pierrot.

Il y a encore trois ans, Pierrot était à la tête de la Dépêche. Ancien résistant de guerre, grand gaillard charismatique mais doux comme un agneau, il avait débarqué dans la vallée des Hautes-Forges après avoir perdu une jambe en combattant contre l'Imperium. Créateur du journal local, Pierrot avait trouvé inadmissible qu'un territoire, même modeste, n'ait aucun moyen d'informer sa population. Après des années de travail acharné, il avait lancé une gazette d'une grande qualité et d'un tel intérêt que même la région frontalière avec les Terres Sauvages en était devenue friande.

Puis, sans raison apparente, il avait disparu, laissant les villageois dans l'incompréhension. Certains affirmaient qu'il était mort, d'autres qu'il s'était lassé de la Contrée Libre. Quelle que soit la vérité, son départ avait laissé un vide immense dans le cœur des habitants des Hautes-Forges, et particulièrement dans celui de Noël, qui l'avait presque considéré comme le père qu'il n'avait jamais eu.

À la suite de cette disparition, l'Imperium avait promptement envoyé Morgan pour le remplacer, afin de surveiller les activités des Hautes-Forges et s'assurer que personne ne bafouerait le traité. Morgan, bien que détestant son poste, obéissait aux impériaux. Il était surprenant qu'un homme aussi arrogant et acide puisse faire preuve d'un tel respect envers ses supérieurs, malgré les responsabilités et les injustices qui l'avaient conduit ici.

Une fois de plus, Aïmar fut frappé par le calme impressionnant de Noël alors que celui-ci suivait Morgan, disparaissant avec lui derrière la porte de la Dépêche. Aïmar détestait voir son ami maltraité par cet homme, mais il était impuissant. Il n'était pas né dans la Contrée Libre, et personne ne lui demandait son avis. S'il voulait rester ici, il se devait d'être discret.

Les poings serrés, Gabriel se dirigea rapidement vers les mines. Dans le silence, les travailleurs le suivirent, chacun absorbé dans ses propres pensées.

Lumarave I [Fantasy]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant