Chapitre 1a - Noël

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Un soleil orangé de fin de journée illuminait les montagnes surplombant la vallée des Hautes-Forges. Les premiers crépuscules d'automne, encore empreints de chaleur, mais annonciateurs du changement de saison, offraient aux villageois l'occasion de se retrouver après une longue journée de labeur. Pour beaucoup, ces moments de rassemblement représentaient l'un des rares divertissements de leur quotidien. Un instant précieux dans leur vie de travailleurs ordinaires.

Tous se retrouvaient sur la grande place après le travail. La plupart du temps, leurs conversations tournaient autour des découvertes faites dans les mines de la vallée, de la qualité des fruits des arbres millénaires bordant le village, de la santé de leurs proches, ou encore des éventuels contrats que les Ateliers avaient réussi à négocier.

Ils profitaient également de ces moments pour évacuer la fatigue accumulée au cours de leur dur labeur, souvent en échangeant des ragots locaux. Le dernier en date, concernant le maître céréalier de Miewart, la ville côtière, était particulièrement populaire. « T'es pas au courant ? Tu vois qui c'est là, c't idiot au ventre plus gros qu'celui d'ta femme quand elle portait tes trois niards, hein ? Eh bah, tiens, d'vine quoi ? Sa belle s'est enfuie hier matin avec l'fils du potier d'la ville ! Le p'tit gars a deux décennies d'moins qu'elle, et l'est déjà riche ! Elle a bien joué son coup, t'trouves pas ? ». Un villageois s'était alors écrié entre deux gorgées de bière : « C'est bien fait pour sa grande gueule, à c'gros goret ! Elle aurait dû partir plus tôt, j'vous l'dit ! ». Ses paroles avaient été accueillies par des acclamations bruyantes de tous ses camarades.

Certains villageois, moins enclins à la joie, se lamentaient sur leurs finances, qui semblaient s'évaporer comme par magie. Bien sûr, ils omettaient la vérité. Après tout, qui serait fier de révéler que leur paye hebdomadaire était rapidement engloutie en boissons, jeux et fréquentations des femmes de petite vertu des villes voisines ?

D'autres ne traînaient pas plus que nécessaire sur la place. Les plus chanceux rentraient retrouver leur femme et leurs jeunes enfants pour le souper. Les solitaires – et ils étaient nombreux aux Hautes-Forges – dînaient chez Robs, le seul restaurateur de la vallée, qui préparait les repas des travailleurs midi et soir. Il était regrettable que les ingrédients de sa cuisine proviennent des paysans de la Contrée Libre, sans que Robs puisse choisir ses produits ou donner son avis.

Les menus du jour variaient selon les nouvelles du monde extérieur. Si elles étaient bonnes, les approvisionnements étaient plus que corrects. Les ouvriers pouvaient se régaler de gibier mijoté avec des légumes fraîchement récoltés, de généreuses parts de tourte à la viande, au fromage et aux champignons, ou même de terrines de poisson accompagnées de divers mets. Robs prenait plaisir à laisser libre cours à ses envies et à ses idées, réjouissant ses clients avec des explosions de saveurs variées.

En revanche, lorsque les nouvelles étaient mauvaises, les approvisionnements se faisaient rares. Les paysans, redoutant l'arrivée imminente de la guerre, faisaient des provisions considérables pour éviter une pénurie dans la région. Dans ces moments-là, Robs n'avait pas d'autre choix que de préparer des plats plus modestes, et il n'était pas à son meilleur. Il détestait devoir servir des repas aussi peu satisfaisants aux travailleurs fatigués et affamés, encore couverts de sueur et de poussière.

Ce soir-là, les nouvelles étaient particulièrement mauvaises...

Comme chaque jour, la Dépêche, l'édition quotidienne de la Contrée Libre, était parue en fin d'après-midi, et les habitants venaient tout juste de lire les gros titres. Un garçonnet d'une dizaine d'années à peine parcourait la place et les rues avoisinantes en criant les actualités pour toucher le plus de monde possible. Aussitôt, la routine des conversations s'effaça, laissant place à l'angoisse des dernières vingt-quatre heures.

Quelques femmes pleuraient, certaines ouvertement, d'autres en silence dans un coin. Les enfants, perplexes et curieux, assaillaient leurs aînés de questions auxquelles personne n'avait le cœur de répondre. Les plus âgés se mirent à courir pour retrouver leurs amis, imitant les adultes en discutant « entre hommes », comme ils disaient. Un homme, en proie à une colère sourde, déchira son journal en jurant avant de rentrer chez lui, claquant la porte avec fracas. Deux autres, une bouteille d'alcool à peine débouchée en main, titubaient près du canal. L'un d'eux s'arrêta brusquement pour crier : « A la gloire d'cette saloperie d'Imperium ! On va tous y passer, j'vous l'dis ! » avant de reprendre sa marche. Les derniers ouvriers revenant des mines, constatant l'agitation générale, se mirent à questionner leurs collègues, qui leur montrèrent les journaux que vendait le garçon.

L'heure était grave ; la joie disparue.

Noël détestait ces moments-là. Le soleil couché, il quitta le bâtiment de la rédaction, situé en bordure de la place. Enfin sa journée était terminée. Il jeta un regard méprisant au jeune crieur de rues, qui avait presque écoulé tous ses exemplaires, et grimaça devant la vente considérable de ces papiers qu'il avait été contraint d'imprimer. Comme toujours, il en avait subtilisé un et l'avait glissé dans sa besace. Il n'avait pas l'intention de débourser le moindre sou pour un torchon auquel il n'avait jamais son mot à dire.

Se concentrant pour ignorer la foule bruyante, il emprunta la longue rue principale du village en direction des mines. Une fois éloigné de la cohue, il put enfin respirer.

Lumarave I [Fantasy]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant