Chapitre 3b

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Ils longeaient la forêt de la vallée. Le vent se levait, transformant peu à peu le ciel bleu en une mer de nuages épais, tout en secouant les feuillages des arbres fruitiers. L'air s'était soudainement rafraîchi depuis ce matin. Aïmar en inspira profondément. La grisaille ambiante laissait présager une pluie prochaine, ce qui ne serait pas surprenant.

Lysandre froissa le papier qu'il tenait et le jeta dans le fourneau de la chaudière, avec sa cigarette presque consumée. Il resta un moment devant le foyer pour s'assurer que tout brûlait correctement avant de se redresser et de jeter un coup d'œil à la route.

— Réduis la vitesse, indiqua-t-il.

Il enfourna plusieurs pelletées de charbon tandis qu'Aïmar tirait légèrement sur les freins, libérant la pression accumulée dans la machinerie dans un sifflement aigu.

La locomotive entama doucement son ascension vers la colline des Ateliers. Les rails avaient été conçus pour que la pente soit modeste, permettant une montée sécurisée vers le sommet. La principale difficulté était de maintenir un bon élan sans aller trop vite. S'il ne parvenait pas, ils filaient droit à la catastrophe.

— Calme-toi, respire tranquillement, rassura ce dernier. Tu vas y arriver.

Aïmar était pleinement concentré sur sa tâche. C'était seulement la troisième fois qu'il conduisait la locomotive seul, sans l'aide directe de Lysandre, qui se contentait de surveiller ses actions et la route. Malgré tout, son aîné avait confiance en lui.

Enfin, le sommet se dessina à l'horizon, révélant le toit des bâtiments des Ateliers. Soulagé, Aïmar guida lentement l'engin jusqu'à l'entrée des stocks, tira fermement sur les freins, puis relâcha la pression. Quelques artisans, alertés par le bruit, émergèrent de l'entrepôt pour placer de lourdes pierres devant et derrière les roues motrices. Une série de brouettes et de caisses en bois suivit pour transférer le contenu des wagons vers les entrepôts. Le déchargement allait prendre une bonne demi-heure, et il était crucial de le terminer avant l'arrivée de la pluie.

Lysandre vérifia les freins et lança un clin d'œil approbateur à Aïmar, qui avait accompli un excellent travail. Fier de lui, Aïmar sauta par-dessus le portique de la cabine, atterrissant d'un pas lourd sur le sol dans une pirouette destinée à impressionner. Son effet fut réussi : Hawke, le contremaître des forges, s'approcha en l'applaudissant bruyamment.

— Enfin te revoilà, dit Hawke en serrant vigoureusement la main de son jeune apprenti. Gabriel ne te laisse pas souvent venir forger, pourtant tu es mon élève le plus prometteur. Je ne me souviens même plus de la dernière fois que tu as travaillé ici...

— Espérons que je resterai plus d'une journée cette fois, répondit Aïmar avec un sourire.

— Oui, espérons. Surtout qu'avec seulement quatre personnes restantes à la grande forge, le travail ne manque pas.

Tandis que les travailleurs déchargeaient le contenu des wagons, Lysandre inspectait minutieusement l'intérieur et l'extérieur de sa machinerie. Il prenait son travail – sa passion – très au sérieux, refusant de courir le moindre risque d'accident ou de détérioration de l'appareil.

La femme de Hawke, Oonagh, sortit de son atelier d'orfèvrerie pour saluer tout le monde. Elle s'approcha d'Aïmar et ouvrit sa paume, révélant deux petites créoles en argent.

— Tiens, dit-elle en souriant. J'ai changé les fermoirs et nettoyé le métal, comme tu me l'as demandé. Elles sont comme neuves, à présent.

Aïmar s'empara des créoles et les enfila immédiatement. Un soupir de soulagement accompagna ce geste, dissipant son inquiétude liée à l'absence de ses précieux bijoux. Cela faisait des jours qu'il ne les portait plus, et la boucle d'oreille supplémentaire qu'il avait sur son lobe gauche n'avait pas la même valeur à ses yeux. Ces créoles étaient le seul souvenir qu'il conservait de son père, et il y tenait énormément. Tout comme sa veste, elles étaient pour lui un porte-bonheur dont il ne se séparait que par nécessité. Il avait dû les confier à Oonagh il y a quelques jours, lorsqu'il s'était aperçu que les fermoirs étaient presque défectueux.

Reconnaissant, Aïmar la remercia chaleureusement et lui promit de lui rendre service dès qu'elle en aurait besoin.

Noël apparut à son tour, un gros registre ouvert dans une main et un crayon dans l'autre. Il y consignait les différents minerais au fur et à mesure qu'ils étaient déchargés puis classés dans les entrepôts. Voyant que Hawke et Oonagh discutaient à l'écart avec Lysandre, Aïmar décida de rejoindre Noël pour lui tenir compagnie – et récupérer son repas. Hors de question pour lui de sauter le déjeuner, surtout que son estomac commençait déjà à se manifester, bien qu'il ne soit pas encore dix heures.

— Alors, quelles sont tes perspectives pour aujourd'hui ? demanda Noël sans lever la pointe de son crayon du registre.

— Je reste aux forges, Gabriel m'a laissé les rejoindre.

Noël siffla d'admiration.

— Exceptionnel, il va pleuvoir ! lança-t-il sur un ton sarcastique. C'est probablement pour ça qu'il y a autant de nuages tout à coup.

Aïmar haussa les épaules en levant les yeux vers le ciel. Il était vrai que cet assombrissement soudain avait de quoi intriguer. La Contrée Libre n'était pas le genre de territoire à changer brusquement de météo, et la différence par rapport à ce matin était frappante. Un curieux pressentiment commença à lui serrer le cœur, sans qu'il puisse vraiment en saisir la cause. Mais le froissement d'une page que Noël tourna dans son registre le ramena au moment présent.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi il refuse que tu y ailles. Tu es apprenti, bon sang, reprit Noël en fronçant les sourcils.

Lui non plus ne comprenait pas. Aïmar avait pourtant essayé d'en discuter à plusieurs reprises avec Gabriel, mais sans succès. Ce dernier lui interdisait de rester aux forges plus de quelques heures. Selon Hawke, Aïmar avait terminé sa formation et aurait dû recevoir son titre officiel. Mais pour cela, il fallait l'accord des quatre contremaîtres des Hautes-Forges : Gabriel, Fenril, Oonagh, et Hawke. Pour l'instant, seul celui de Hawke était acquis.

— Tu n'as pas réussi à tirer les vers du nez à ton grand-père au sujet de mon titre ? chuchota Aïmar en se penchant vers Noël.

Ce dernier secoua la tête en signe de dénégation.

— Il me répète sans cesse : « C'est parce qu'il est encore trop jeune. Mais il ne faut pas qu'il s'inquiète ; son ascension ne devrait tarder », ajouta Noël en imitant la voix de son grand-père.

— Mais ça n'a aucun sens, s'indigna Aïmar. Certains artisans ont obtenu le titre alors qu'ils étaient plus jeunes que moi. Je ne comprends pas... Ils ne me font pas confiance ?

— Bien sûr que si, voyons. Ils te laissent gérer les commandes des clients et certains ouvrages presque entièrement. Comme tu le dis, ça n'a pas de sens.

Aïmar se pinça les lèvres, blessé par cette situation. Le titre officiel lui offrirait une reconnaissance non seulement dans la vallée, mais aussi dans le monde entier. Mais plus encore, il lui prouverait sa valeur. Il en avait besoin, pour cesser de douter de sa légitimité à vivre dans ce monde, pour enfin se sentir à sa place, chez lui, dans cette vallée.

Les wagons désormais vides, Lysandre retourna dans la cabine et chargea du charbon dans le foyer pour ajuster la température de la chaudière. Il demanda ensuite que l'on retire les pierres bloquant les roues, puis desserra les freins avant de remettre la locomotive en mouvement, prête à repartir vers les mines.

— À plus tard, dit-il tranquillement en levant la main en guise de salut.

La locomotive fit le tour du plateau avant de redescendre par le même chemin qu'elle avait emprunté à l'aller. Bientôt, ils la virent s'éloigner dans la plaine, relâchant sa pression dans un sifflement lointain.

Lumarave I [Fantasy]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant