Village des Hautes-Forges,
Contrée Libre
Les premières lueurs de l'aube émergèrent derrière la colline des Ateliers. En été, elles se manifestaient encore plus tôt que le reste de l'année. Aïmar, qui n'avait pas installé de volets aux fenêtres de sa chambre, ne supportait pas l'obscurité totale, qui le terrifiait. Il se réveillait toujours instinctivement à la lumière naturelle, deux à trois heures avant de partir travailler. Se lever si tôt ne le dérangeait pas le moins du monde ; cette habitude était ancrée en lui depuis l'enfance, lorsqu'il vivait encore à Brinadean. De toute façon, il n'avait jamais eu besoin de beaucoup de sommeil.
Pour les ouvriers du village des Hautes-Forges, qui aimaient pour la plupart paresser le matin, cette habitude paraissait étrange, surtout venant d'un homme dont le quotidien était fait de travail manuel exigeant. Aïmar mettait cela sur le compte de ses dix-neuf printemps, arguant que sa jeunesse expliquait cette routine matinale, qui finirait par disparaître avec l'âge. Pourtant, au fond de lui, il espérait bien conserver ce rituel encore longtemps.
Il s'étira longuement, se leva et s'habilla. Sa tenue de travail habituelle était simple : un pantalon ample, dont la ceinture de cuir montrait les signes évidents de l'usure, un tee-shirt quelconque, et des bottines de cuir robustes. Il aimait cette simplicité qui lui permettait d'être libre de ses mouvements lorsqu'il travaillait. Par temps froid, il ajoutait généralement un pull ou un épais gilet en laine pour l'extérieur, qu'il retirait dès son arrivée aux forges.
Dans la cuisine, Aïmar raviva les braises du fourneau avant de saisir deux seaux vides et de sortir de la maison. Alors qu'il descendait le chemin, il fut surpris par le vent marin venu de Miewart, plus frais que d'habitude ce matin-là. L'automne s'était presque installé.
Bien que la rivière traverse le village, peu de foyers avaient accès à l'eau courante. En dehors des villes, les infrastructures étaient coûteuses, réservées aux riches et aux politiciens. La Contrée Libre, territoire peu modernisé, restait ancrée dans une ère rustique, peinant à se développer. Seule Miewart, la ville côtière, bénéficiait d'équipements relativement modernes. Ailleurs, il fallait encore puiser manuellement l'eau dans le lit de la rivière. Même les Ateliers n'avaient pas accès à l'eau courante, obligeant les artisans à utiliser un vieux système d'irrigation manuel pour pomper l'eau au pied de la colline. Cet ancien dispositif, aussi capricieux que la locomotive, tombait souvent en panne, contraignant les ouvriers à aller chercher l'eau à la force de leurs bras et de leurs jambes. Aïmar avait d'ailleurs gagné plus de muscles en aidant à porter les baquets d'eau qu'en forgeant, au fil des ans.
Arrivé au bord de la rivière, Aïmar y plongea ses seaux un par un pour les remplir, puis rebroussa chemin vers la maison. De retour chez lui, il vida les seaux dans un réservoir près de la cuisine, prit un verre dans un placard et le remplit pour le boire d'une seule traite. L'eau, fraîche et pure, apaisait la chaleur engendrée par l'effort. Elle provenait des sources volcaniques de la Contrée Libre, situées plus au sud, avant de finir sa course dans la baie de Miewart, au nord. Toujours assoiffé, il but un second verre avant de s'atteler à la préparation du petit déjeuner, composé d'œufs, de fromage et de pain. Il se rappela alors qu'il devrait bientôt faire quelques courses pour remplir ses placards.
Après cela, Aïmar se brossa les dents, puis passa rapidement une main dans ses cheveux en désordre, tentant de les remettre en place. Il s'était lavé la veille au soir, pas besoin de refaire une toilette complète ce matin.
Une fois prêt, il prépara une petite assiette dans laquelle il émietta un reste de pain dur préalablement imbibé d'eau. Il l'emporta ensuite sur la terrasse, empoignant au passage l'une des flûtes accrochées dans sa chambre : la plus petite, celle qu'il avait fini de tailler dans une branche tendre quelques semaines plus tôt.
La lumière du soleil inondait le village, qui s'éveillait peu à peu. Les volets s'ouvraient, et des villageois sortaient chercher de l'eau à la rivière, comme Aïmar l'avait fait. Certains, chanceux de posséder un petit jardin derrière leur maison, cueillaient quelques fruits. Sur la colline, la fumée des cheminées des forges s'épaississait, signe que le brasier avait été ravivé grâce aux soufflets imposants que Hawke, son mentor et maître-forgeron, venait de remettre en marche.
Aïmar sourit. C'était un quotidien bien différent de celui de son enfance.
Mais alors qu'il observait la vallée s'animer, il vit le ciel s'assombrir. La même clarté flamboyante et incandescente apparut de nouveau dans la forêt, suivie des tremblements étranges et terrifiants qu'il avait déjà vus et ressentis quelques jours auparavant. Cette même lueur bleue, scintillante, traversa les arbres avant de disparaître. Il n'avait jamais rien vu d'aussi éclatant...
Un chant retentit soudain à ses oreilles, rompant sa vision. Il retrouva ses esprits en apercevant, à ses pieds, un couple de rouges-gorges. Ces oiseaux avaient fait leur nid dans l'un des arbres proches de chez lui et venaient lui rendre visite chaque matin depuis peu. Ils avaient sans doute été attirés par le son de sa flûte au début, mais désormais, ils savaient aussi qu'il leur donnait à manger. Aïmar posa au sol l'assiette de pain qu'il avait préparée et, pour ne pas les déranger, alla s'asseoir sur l'une des chaises en bois de la terrasse qu'il avait récemment terminées d'assembler.
Ces chaises seraient bien utiles lors des futures longues soirées d'été, où l'on rirait à en pleurer, discuterait de sujets tabous en public, et finirait souvent ivre mort avec Noël. Souvent en compagnie de Hawke et sa femme, Robs et Fenril. Parfois d'autres villageois se joignaient à eux. Plus rarement Gabriel, qui préférait rester sérieux et sobre en toute circonstance. Mais jamais Lysandre, hélas.
Aïmar porta l'embouchure de la flûte à ses lèvres et se mit à jouer plusieurs airs, certains datant de son enfance. C'était le saltimbanque de la cour royale de Heathaven qui les lui avait appris. Ces mélodies étaient gravées en lui, et il les reproduisait maintenant presque machinalement, sans réfléchir.
Autrefois, il essayait aussi d'en composer de nouvelles. Mais plus depuis la disparition de son ami Feon. Il y a encore un an, ils jouaient de la musique ensemble, Feon grattant les cordes d'une guitare curieuse, originaire des Terres Sauvages, son pays d'origine, tandis qu'Aïmar jouait de ses flûtes. Ils pouvaient passer des heures à créer ces harmonies, au grand plaisir de Merysa, l'ancienne fiancée de Feon, et des voisins vivant aux alentours.
Aujourd'hui, Aïmar se retrouvait à nouveau seul, chaque matin plongé dans les souvenirs d'une vie qui lui semblait parfois n'avoir été qu'un lointain rêve. Seules quelques inscriptions sur les registres et une mention neutre sur un mémorial prouvaient le contraire. Quatre lettres : F-E-O-N. Rien de plus. Pas de nom de famille. Rien d'autre.
Il resta un long moment à jouer de son instrument. Les volatiles, intrigués et le ventre plein, l'observaient en sautillant parfois sur le bois de la terrasse, sifflotant joyeusement comme pour l'accompagner. Lorsqu'il cessa de jouer, il était déjà l'heure de partir. Il se leva pour reprendre l'assiette presque vide, et les rouges-gorges s'envolèrent vers les arbres.
De retour à l'intérieur, il posa la flûte sur son support, nettoya le plat, puis s'empara de sa longue veste de travail ample. Il en retourna le col à la main pour le remettre en forme. Aïmar avait fabriqué cette veste à partir de bouts de tissus récupérés ici et là, avec de nombreuses poches cousues pour ranger ses outils. Hawke, dépité par cet habit rafistolé, lui avait proposé à plusieurs reprises de lui coudre une veste correcte, mais il avait toujours refusé. Ce vêtement, bien loin de ce qu'il portait dans son enfance, lui rappelait des souvenirs précieux.
Certains morceaux de tissu provenaient des habits qu'il portait le jour où il avait fui Brinadean. Il avait parfois le sentiment qu'ils étaient encore imprégnés de l'odeur de sa défunte mère. Cette veste était comme un talisman pour lui, un porte-bonheur dont il ne se séparait jamais, peu importe où il allait.
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Lumarave I [Fantasy]
FantasyIl y a des millénaires, l'équilibre fut rompu lorsqu'un mortel s'empara de la source magique : Lumarave. Les dieux, dans leur colère, la brisèrent et la disséminèrent au travers de l'Autre Côté, amenant la magie dans le monde des hommes. Un monde m...