L'Étincelle des Ombres - La Trilogie Sans-Frontière 1

33. Sei - 1997.

— Sei, Sei ! Où est passé ce p'tit ?! s'interrogeait son père à voix haute depuis la cuisine de l'appartement.

Mais Sei ne l'écoutait pas. Le bambin avait trouvé un trésor, et il mettait à exécution sa dernière compétence acquise : la marche. Un pas maladroit après l'autre, le petit garçon arpentait les couloirs, le crayon bleu à la main. Il allait pouvoir finir son dessin, le cercle tout rond et tout bleu qu'il avait vu dans son rêve.

Sei manqua de trébucher mais maintint son équilibre précaire avant d'atteindre sa petite chambre. Il se laissa tomber sur sa couverture et s'appuya sur sa grosse peluche de poisson multicolore. Il levait à peine son crayon sur sa feuille blanche que Masahiro, son père, entrait dans la chambre.

— Ah te voilà enfin ! soupira-t-il. T'es une vraie flèche, tu le sais, ça ? C'est l'heure de manger, mon grand. Le dessin ça sera pour plus tard.

Sei voulut riposter quand son père le prit dans ses bras, mais la taille de ce dernier lui donnait automatiquement l'avantage. Le bambin regarda sa feuille blanche s'éloigner, les yeux tristes, tandis que son père le ramenait à la cuisine. Masahiro l'assit à nouveau dans sa chaise haute, et Sei posa avec force son crayon bien aimé sur la petite tablette, têtu, pour bien faire comprendre qu'il n'était pas content de la situation.

— Je te promets qu'on dessinera ensemble après, mais il faut que tu manges quelque chose ! se désola Masahiro, pourtant Sei continua à lui faire les gros yeux.

Son père soupira et alla chercher la bouillie de brocolis que Sei n'avait aucune envie d'avaler. Le petit garçon grimaça et fronça le nez, peu alléché par l'odeur.

— Allez Sei, ça a l'air bon, non ? sourit Masahiro.

Les adultes avaient le don de vous arnaquer sur la nourriture. Ou alors, ils avaient très mauvais goût. Masahiro fit tourner une cuillère dans les airs en faisant un bruit d'avion, mais Sei garda la main fixée à son crayon.

— Regarde mon grand ! C'est le super avion qui va sauver le lac Okutama ! Sera-t-il assez rapide ? Le capitaine Sei nous dit que la situation est des plus graves, arriveront-ils à temps ?

La cuillère brassa l'air plus rapidement et Sei la suivit du regard, ses grands ronds louchant dessus. Masahiro profita de son intérêt pour lui faire avaler le contenu de la cuillère avec fourberie. Sei grimaça une nouvelle fois. C'était dégoutant ! Mais déjà une nouvelle cuillère arrivait et le petit garçon espéra que ça finirait vite.

— Alors c'était difficile ? l'interrogea son père quand la torture prit fin, avec un grand sourire fier, alors que ses cheveux étaient couverts de la moitié de bouillie de brocolis que Sei avait refusé d'ingérer.

Sei s'essuya la bouche d'un revers de manche avant de frotter ses yeux fatigués du dos de sa main. Trouver des stratagèmes pour se débarrasser du plus de bouillie possible l'avait épuisé. Masahiro sourit et ébouriffa les cheveux de son fils avant de le lever de sa chaise haute.

— Alors il raconte quoi, ton dessin ? le questionna-t-il tandis qu'il le portait à nouveau vers la chambre.

Sei se contenta de garder ses grands yeux plein de sommeil sur lui.

— Tu peux dire « Papa » ? demanda Masahiro.

Sei ne répondit rien et cligna des yeux. Il voyait bien que son père essayait de lui faire passer un message, mais il avait du mal à comprendre.

— J'ai hâte que tu parles, t'as l'air d'avoir plein d'histoires à raconter, finit Masahiro.

Sei pencha la tête sur le côté, le regard toujours perché sur l'adulte. Non décidemment, il ne comprenait pas ce qu'il essayait de lui dire. Il passa les bras autour de son cou et posa la tête sur son épaule, en espérant que ça constitue une réponse convenable. Il supposa que oui quand son père lui caressa le dos avec affection.

Masahiro le berça. Les yeux de l'enfant s'alourdirent et il se laissa guider par l'odeur de pain que dégageait son père. Ses pensées vagabondèrent vers son dessin. Le grand cercle bleu serait magnifique. Entouré de noir dans son rêve, il l'avait attiré comme un aimant. C'était un rond parfait, et Sei se demandait comment il pourrait le reproduire. Mais plus important, il se demandait s'il verrait des poissons multicolores pareils à sa peluche, s'il parvenait à s'approcher. Le rond apparut à nouveau dans son esprit. Le bleu devint de véritables vagues, qui bouchèrent bientôt sa vision. Elles frappaient fort, fendaient l'air, et Sei s'accrocha au cou de son père. La mer quitta le rivage rapidement pour s'élever, encore et encore. Elle devint bientôt un véritable mur qui déferla à toute vitesse vers un point. Sei geignit de peur et s'accrocha encore plus fort à Masahiro, les paupières closes et ses petits poings fermés avec force sur le t-shirt de son père. Il vit une petite troupe se former sur l'île vers laquelle se dirigeait la vague. Une chevelure rousse attira son attention. Son propriétaire fixait l'horreur face à lui, l'air de ne pas y croire. Les gens autour s'agitaient dans tous les sens en criant le même mot.

Sei se mit à hurler et ouvrit les yeux pour ne pas voir ce qu'allait faire la méchante vague. Il se débattit comme un diable et son père manqua de le lâcher.

— Oh, on se calme mon grand ! paniqua-t-il.

Ne comprenait-il pas à quel point la situation était grave ? Sei voulait qu'il saisisse, il voulait lui montrer ce qu'il avait vu. Il ouvrit la bouche et reproduit les sons que les gens sur le rivage avait émis :

— VAGUE ! hurla-t-il à travers ses sanglots. VAGUE !

Son père tenta de soulager ses peurs, mais Sei ne démordait pas. Il se sentait si impuissant, si terrifié, et Masahiro n'avait vraiment pas l'air de savoir quoi faire.

— VAGUE ! continua Sei, frustré de ne pas être compris.

Masahiro passa une main sur son front fiévreux.

— Qu'est-ce qui ne va pas ? souffla-t-il.

— VAGUE ! persista Sei.

Un mois après l'incident, le petit garçon réussit à mettre sa vision en dessin. Il la montra à ses parents, et Masahiro quitta le foyer familial le lendemain, trop effrayé de comprendre que son fils faisait partie de cette case appelée les Sans-Frontières.