Chapitre 23

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Le glacial Alexander Frost et le bouillant Stuart Gaguette s'installèrent confortablement à l'extérieur de la brasserie de l'aérodrome de Spa-La Sauvenière. Le soleil doux de la journée se faisait sentir sur leur peau, créant une atmosphère agréable pour leur rencontre. Les tables étaient soigneusement disposées avec de belles assiettes garnies de mets de saison, préparés avec soin par les chefs du restaurant. La terrasse offrait une vue imprenable sur la piste, permettant aux clients d'assister aux décollages et atterrissages des avions et des hélicoptères.

Entouré du bourdonnement des moteurs et des conversations animées des autres clients, les deux pilotes passèrent leur commande et entamèrent une discussion sur le championnat. Frost avalait une gorgée de son eau pétillante, lorsque Gaguette lui fit son petit commentaire :

– Tu sais que Victor n'est que 15e avec 10 malheureux points ? Quelle voiture pourrie sa Spectrum ! ricana Gaguette.

Frost regarda son camarade, un sourire en coin :

– Vois-tu Stuart, notre position au championnat n'est pas glorieuse non plus. Mme Folle-Dingue écrase tout sur son passage, et nous avons un retard considérable. En ce qui me concerne, j'ai 78 points à rattraper et je suis pourtant deuxième !

– Ouais, répondit Gaguette avec agacement et frustration. Elle "écrase tout sur son passage", tu as raison. Elle veut même me mettre au chômage. C'est la nouvelle reine chez Steinman. Tiens, apprécie le spectacle... quand on parle de la louve...

Il désigna du doigt le gigantesque hélicoptère Sikorsky S-92, floqué d'un monstrueux logo « Steinman », qui faisait trembler le ciel ardennais. Son impressionnante taille, sa puissance motorique et son agilité surprenante attiraient tous les regards.

– On se croirait dans un James Bond, dit Gaguette, en grimaçant.

Lunettes noires sur le nez, Faby, installée à l'intérieur de l'appareil aux côtés du pilote, ressentait l'excitation palpable qui émanait du public. Elle observait avec satisfaction les visages tournés vers le ciel, fascinés par la grandeur de son arrivée. Elle avait sous les yeux une nouvelle preuve de sa gloire insensée, qui repoussait chaque jour les limites infranchissables de la veille.

L'atterrissage ne fut pas bien long et lorsque les portes du Sikorsky s'ouvrirent, la championne en descendit, lumineuse et rayonnante, faisant face aux journalistes et aux politiciens locaux, venus spécialement pour saluer son arrivée. Bonne joueuse, elle se laissa photographier, serra chaleureusement les mains des élus, signa des autographes et reçut un énorme bouquet de fleurs de bienvenue.

– C'est la reine d'Angleterre, commenta Gaguette.

– Les patrons de Steinman t'amènent en hélico sur les circuits ? demanda Frost.

– Bien sûr que non ! Jamais !

L'américain regarda furieusement Faby Pereira qui, une fois de plus, assurait le show. Coiffée d'un grand chapeau à larges bords qui flottait avec la brise légère, elle portait une robe fourreau qui épousait parfaitement ses formes, tout en dévoilant ses jambes, sublimées par le port d'escarpins à talons hauts.

Il remarqua aussi la présence d'Hermann Steinman, le gendre idéal des magazines people, qui arborait un sourire radieux et qui ne lâchait pas une seconde des yeux la belle championne. Comme toujours, Hermann jouait le gentleman parfait, attentif au moindre de ses besoins et anticipant même ses désirs. Un peu trop peut-être, se dit Gaguette, qui pressentait la réalité de leur relation.

Et puis — et c'est sans doute ce qui l'écœura le plus — il vit, derrière le couple du jour, trois porteurs qui suivaient, le dos courbé sous le poids des bagages de luxe. Ces hommes d'équipage, bien que robustes, semblaient peiner à suivre le rythme impérieux de Faby qui dirigeait le groupe vers la salle de réception où la presse et les invités de marque les attendaient.

– Je croyais que l'esclavage avait été aboli, dit finement Gaguette.

– God save the Queen, répondit Frost.

– Il est temps qu'on se tire, je veux pas voir ça.

– Moi non plus.

C'est Frost qui régla l'addition en déposant un billet sous le socle de son verre. Au même moment, Faby passait devant leur table à la tête de sa petite armée. Elle croisa le regard avec Gaguette. Et, comme on le lit fréquemment dans les polars de gare, "si leurs yeux avaient été des revolvers, il y aurait eu un joli massacre".

**

Mais de massacre, il n'y eut point. Il fut reporté à plus tard. Ainsi les deux hommes filèrent, comme convenu, tranquillement au parking, en quête de leur véhicule.

– Tu as la haine, dit Frost à Gaguette.

– Faby est la pire des garces. Elle s'est moquée de moi, il y a peu, à la télé allemande, en disant, j'étais tout juste capable de conduire des bus scolaires. Eh bien, le chauffeur de bus l'attend au tournant...

– Tu as un plan ?

– J'sais pas vraiment. Faut plus qu'elle me cherche, en tout cas.

– Elle ferait bien de se tenir à carreau, en effet. Car les choses peuvent basculer si vite... On est ici à Spa, sur le circuit le plus redoutable.

– C'est vrai ce que tu dis.

– Il y a ce raidillon de l'eau rouge, le virage de tous les dangers. Imagine si elle se scratchait à cet endroit...

– Qu'est-ce que tu me racontes ? Je croyais qu'on avait fini de comploter.

– Peut-être. Mais ça ne nous interdit pas de parler. Il est un fait que ce circuit est dangereux. C'est pas vrai, peut-être !?

– Hum...

– Je sais, ce n'est pas joli-joli d'envisager des accidents. Mais ce sont des choses qui arrivent. Il y a surtout ce goulot d'étranglement à la gauche du virage, le pilote qui tape le mur de pneus rebondit sur la piste, au cœur de la trajectoire de voitures qui foncent à plus de 250. C'est vraiment un souci.

– Je te vois venir avec tes gros sabots.

– Ok. Je ne dis plus rien !

Les deux hommes passèrent devant un panneau publicitaire où Faby posait fièrement pour une marque de montre, avec le slogan « Toujours une seconde d'avance !"

– Et encore un contrat de perdu, marmonna Frost. Avant, c'était moi l'ambassadeur de la marque !

Mais Gaguette n'y prêta pas attention, il réfléchissait encore :

– Tu sais, Alexander, dit-il doucement, y'a aucune raison de penser que ça serait elle qui taperait au raidillon.

– Aucune.

– Sauf si quelqu'un la balançait contre le mur, mais ce serait...

Gaguette allait dire « dégueulasse », mais Frost le coupa et répondit :

– Un accident, mon ami ! Un accident !

Je t'aurai au tournantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant