Chapitre 11

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– Une petite séance de cinéma, ça te dit Gregor ?

– Da ! Les "Expendables" ! Dolph Lundgren ! Arnold Schwarzenegger !

– Non, ça sera un autre genre de film. Mais y'aura quand même des morts... dit sombrement Faby en pressant le bouton play de la télécommande.

Dans le noir, l'écran géant s'illumina, captant immédiatement l'attention des deux spectateurs.

Effectivement, le film commençait mal. Une voix de femme grave commentait en off de sinistres images en noir et blancs d'ouvriers épuisés, des pauvres ères peinant à l'usine :

"Durant la Seconde Guerre mondiale, disait-elle, l'Allemagne Nazie a enrôlé plus de 12 millions de personnes dans un système de travail forcé. Ces hommes et femmes, arrachés à leurs foyers pour servir l'industrie allemande, provenaient d'Europe de l'Est, mais également de France, de Belgique et des Pays-Bas.

Pour ces gens, la vie était un calvaire. Travaillant généralement plus de 12 heures par jour dans des conditions dangereuses et insalubres, ils étaient confrontés à la malnutrition, aux mauvais traitements et à des brutalités physiques incessantes.

Les plus grandes entreprises allemandes de l'époque ont ainsi prospéré en exploitant cette main-d'œuvre quasi gratuite. Leur profit économique se fit alors sur le dos de ces millions d'âmes, contribuant ainsi à l'effort de guerre du Troisième Reich.

Mais c'est sans doute au sein de l'entreprise Steinman que furent commis les pires excès. Les punitions pour des infractions mineures y étaient sévères, imposées avec violence et dédain. Les ouvriers, privés de toute dignité humaine, y vivaient sous une menace constante. La flagellation était une pratique courante. Et parfois, on y procédait à... des exécutions sommaires."

La voix se tut, une musique militaire sinistre démarra et un titre apparut à l'écran : "Steinman : Les ateliers du diable".

Dans la salle de cinéma de la maison, ils n'étaient que deux à assister à la séance : Faby et Gregor. Installé au côté de la belle sur un fauteuil, le géant tenait en main une grosse boîte de pop-corn. Il mangeait mécaniquement, de moins en moins convaincu par le goût à mesure que les horreurs défilaient à l'écran.

– Si tu pouvais faire moins de bruit avec ta bouche, lui dit Faby avec une pointe de désespoir.

– Gregor arrêter. Chips pas bon.

– C'est pas des chips.

Le film continua, plongeant les spectateurs dans un mélange d'horreur et de désespoir. Arriva ensuite un moment particulièrement poignant : le témoignage d'un vieux polonais, travailleur forcé assigné au département mécanique.

"Je n'oublierai jamais ce jour. On travaillait dans l'atelier quand l'un de mes camarades a eu le malheur de faire une erreur et d'immobiliser toute la chaine de fabrication. Le contremaître est devenu fou furieux et il s'est déchaîné sur lui à coups de cravache. Mais un cadre de haut rang de chez Steinman est alors arrivé. Je ne l'avais jamais vu, j'ignore ce qu'il fichait là, mais je suis sûr que c'était un dirigeant car il portait des vêtements d'un luxe inouï. Et j'ai aussi remarqué qu'il avait... un doigt en moins, le majeur, à la main gauche !"

Le vieil homme s'arrêta un instant, reprenant son souffle, comme si la suite allait être difficile à raconter.

"Ils l'ont emmené dehors et là... avec une froideur indescriptible, ce monsieur si élégant, ce gentleman, a enfilé un coup de poing américain. Ce n'était pas l'arme basique qu'on voit parfois dans les magasins spécialisés, non, c'était une véritable arme de destruction et de torture, garnie d'énormes piques d'acier !

Il l'a enfilée dans sa main épargnée, celle qui comptait bien cinq doigts, et, fort de la puissance déployée, il a frappé, frappé, frappé le crâne de notre compagnon ! Il a continué plaisamment, savamment, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien du visage de sa victime. Un massacre... un meurtre épouvantable, commis en public, au mépris absolu des valeurs humaines ! C'était... Je n'ai pas de mot. J'en rêve encore la nuit.

Il faudrait enquêter, savoir qui c'était, faire œuvre de justice... Le retrouver et, s'il vit encore, le punir. L'homme... l'homme aux quatre doigts..."

Sa voix s'étrangla et des larmes coulèrent sur ses joues, rendant plus palpable encore la douleur de ses souvenirs. Un arrêt sur image sur son visage désespéré servit d'image de fond pour le texte final suivant, véritable conclusion du documentaire :

"À la fin de la guerre, l'entreprise Steinman et ses dirigeants furent considérés par les alliés comme indispensables au redressement économique du pays. Grâce à des appuis politiques majeurs, l'entreprise put assurer son impunité. A ce jour, aucun dirigeant officiel de Steinman n'a été inquiété, ni même visé par une enquête."

Gregor était pétrifié, son regard fixé sur l'écran, même après le générique. Ses mains serraient si fort la boîte de pop-corn que celle-ci se rompit, répandant du maïs soufflé autour de lui. Mais il ne sembla même pas s'en apercevoir. Faby lui jeta un regard intense, le visage sombre, empreint de détermination.

– Tu comprends pourquoi je voulais voir ce film ? Maintenant tu sais contre quoi je me bats. Et tu sais pourquoi je veux que tu apprennes à te défendre !

Gregor hocha la tête, visiblement très troublé par ce qu'il venait de voir et d'entendre.

– Film pas bon, hommes mauvais.

– Oui, et c'est la maison Steinman ! Mais pas un mot de ce qu'on a vu, Gregor ! Ce film a été retiré, interdit, les copies ont été rachetées et brûlées suite aux pressions de mon employeur. C'est un miracle que j'ai pu me procurer cette copie. Steinman est un État dans l'État, Gregor. On ne le défie pas sans risque !

- Gregor pas tout comprendre. Steinman Etat ?

- Ok Gregor, tu vas nous faire un café et puis je vais tout te réexpliquer. On va prendre le temps.

Je t'aurai au tournantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant