Le Dérobeur d'Ombres

III-2 : Perversion et convergences *

Lucien avait hâte de prendre connaissance du message de son disciple, maintenant qu'il se trouvait seul dans son Repère. Lorsqu'il avait annoncé qu'il y avait peut-être un moyen de sortir Hélios de ce mauvais pas, Aurora était brusquement sortie de son mutisme, le pressant vivement de lui expliquer ce qu'elle devrait faire, lui affirmant avec véhémence qu'elle était prête à tout pour le ramener. Visiblement, il avait sous-estimé leur attachement mutuel.

Elle était sans doute déjà en train d'essayer de le joindre. Néanmoins, il savait que cela prendrait du temps : elle était novice dans le domaine et même lui n'avait jamais communiqué télépathiquement vers Tenebrae. Toutefois, le lien qui s'était noué entre eux semblait puissant. Il espérait qu'elle y parviendrait d'une manière ou d'une autre.

Il activa l'Étincelle de Communication transmise par Aurora et la voix de son disciple retentit, calme et assurée.

« Ignace est hors d'état de nuire, mais j'ai échoué... et j'en paie les conséquences. Prends soin d'Aurora, s'il te plaît, elle aura besoin de soutien, et tu lui dois bien ça... Merci pour tout, Lucien. »

Lucien resta un moment immobile, ce timbre résolu qu'il connaissait si bien résonnant encore dans son esprit. Hélios avait agi pour le mieux, pourtant il ne considérait tout ce qu'il avait entrepris que comme un échec. Avait-il été un si piètre mentor ? Ou bien son apprenti était-il trop exigeant envers lui-même ? Derrière sa désinvolture, il dissimulait un sens de la justice et une honnêteté sans faille. À plusieurs reprises, il avait prouvé qu'il était prêt à tout pour défendre ce qu'il croyait juste et ce à quoi il tenait. Malheureusement, il s'était toujours sous-estimé. Malgré les encouragements qu'il s'efforçait de lui prodiguer en tant qu'instructeur, il était tout de même bien obligé d'user de remontrances quant à son attitude.

Encore une fois, Lucien se prit à regretter son propre manque d'expérience. Il avait dû endosser un rôle qu'il n'était pas prêt à assumer. Malgré ce que tout le monde croyait, il n'était pas un vieux sage âgé de plusieurs siècles. Son apparence de trentenaire n'avait rien d'une illusion puisque c'était à peu près, en temps mortel, la durée de son existence en ce monde. Néanmoins, il préférait laisser penser à tous qu'il était plus expérimenté, parce qu'il savait que c'était rassurant. Seuls ses plus proches amis, qui étaient d'ailleurs eux-même présents depuis plus longtemps que lui, connaissaient la vérité.

Tout comme il avait choisi Ignus, puis Hélios, son mentor l'avait choisi pour le potentiel qu'il avait laissé entrevoir. L'ignominie de la guerre les avait décimés et tout s'était effondré avant que Diana n'ait eu le temps de lui transmettre l'immense étendue de sa connaissance. Bien sûr, elle avait pu lui enseigner l'essentiel. Néanmoins, il savait qu'il aurait évité de nombreuses bévues s'il avait pu apprendre encore à ses côtés.

Il aurait pu... Il aurait dû éviter le sacrifice d'Hélios, dont il savait que la Lumière aurait égalé la sienne. C'était même sans doute déjà le cas puisqu'il avait réussi à détruire sa barrière. Tout comme il avait pu se rendre aux Archives et ouvrir un portail entre les Mondes. Il n'aurait pas dû condamner Aurora, qui n'avait fait que suivre son instinct et fauté par ignorance. Il était certain qu'elle ne lui ferait plus jamais confiance, consciemment ou inconsciemment. De même, il était évident qu'il avait perdu au moins en partie la confiance de ses amis.

Les regrets ne changeraient rien. Diana lui aurait sûrement reproché de perdre du temps à se morfondre sur ses erreurs plutôt que d'essayer d'en tirer des leçons et de faire en sorte de les réparer. Son rôle était d'épauler Aurora et, s'il restait cloîtré ici, il ne lui serait d'aucune aide. Cependant, il y avait une dernière chose qu'il voulait faire en privé. D'un geste las, il déroula une image luminescente dans les airs.

– Donovan.

– Lucien... Je te manque en ce moment ? démarra-t-il avec un air narquois.

– Que vas-tu faire de lui ?

– Je ne te connaissais pas ce côté masochiste... Tu tiens vraiment à le savoir ?

– Vas-tu le détruire ?

– Tu connais déjà la réponse à cette question... bien que ce serait gâcher un énorme potentiel tout compte fait. Sais-tu qu'il fait un Manipulateur d'Ombres d'exception ?

– Je n'ai jamais compris quel plaisir tu pouvais éprouver à faire autant de mal autour de toi... déplora Lucien, consterné.

– Vraiment ? Pourtant, tu en as fait toi aussi, n'est-ce pas ? Tu me ressembles un peu désormais... Comment s'en sort ta petite guérisseuse ?

– Je suis persuadé que tu espérais qu'elle ne s'en remette pas, mais elle se porte comme un charme.

– Ça, ça m'étonnerais fort... Quel lien les unissait vraiment, Lucien ? Elle doit être désespérée la pauvre petite, tout ça parce que tu les as laissés se charger d'une menace bien trop grande pour eux...

– Il suffit. Cherches-tu vraiment à provoquer une guerre ? Y as-tu vraiment trouvé ton compte, il y a dix ans ? interrogea Lucien qui peinait de plus en plus à garder son calme.

– La guerre provoque bien des souffrances... Il est vrai que je regrette certaines conséquences de cet évènement, mais s'il fallait en passer par là à nouveau, cela ne me dérangerait pas, bien au contraire.

– Tu n'es vraiment qu'un fou dangereux...

– C'est pour m'insulter que tu m'as contacté ? Ou pour me supplier d'épargner ton petit protégé ?

– Tu ne m'as d'ailleurs toujours pas répondu à son sujet. Tu voudrais donc l'asservir, finalement ? Je te souhaite bien du courage pour cela...

– Je vais le torturer, Lucien, coupa-t-il brusquement, de la pire des manières qu'il soit, pour lui faire payer son effronterie. Je vais le jeter en pâture à mes sbires, et je lui porterai moi-même le coup de grâce. Peut-être que j'en ferai mon pantin, ou que je lui réserverai un sort bien pire que l'anéantissement... Qui sait ? Satisfait de ma réponse, maintenant ?

Lucien ne répondit pas, affligé et dégoûté par ces abjections proférées avec intensité. À quoi s'attendait-il ? Avait-il vraiment contacté Donovan pour avoir la confirmation de ce qu'il savait déjà ? Pour se punir lui-même d'avoir mis Hélios dans une telle situation ? Non, c'était pour en savoir plus, pour mettre toutes les chances de leur côté, du moins s'en persuada-t-il.

– Je vois bien que non, mon cher ami, mais c'est pourtant ce qui l'attend par ta faute, termina Donovan dans un nouveau rictus, coupant court à la conversation.

– C'est ce qu'on verra... murmura Lucien, conscient que le sort de son disciple était plus qu'incertain.

***