Le Dérobeur d'Ombres

III-14 : Acclamations et coïncidence

Pour penser à autre chose, Hélios observait ce qui l'entourait tandis qu'ils marchaient silencieusement. La Dissidence avait élu domicile dans une vraie ville souterraine et l'architecture qui s'y déployait était plutôt remarquable. Il se serait attendu à des masures en ruine, mais les maisons avaient l'air solides, bien que sobres. Son regard avait immédiatement été attiré par une immense fresque sur la voûte qui surplombait tout le reste. Une majestueuse cathédrale se dressait juste en dessous. Cette vision lui parut surréaliste et il ne put s'empêcher de s'arrêter pour les admirer. Boris se retourna et sourit.

– Content de voir que ça te plaît. C'est de là-haut que tu vas t'exprimer au nom de la Dissidence.

– Ne me dis pas que tout cela a été créé en mon honneur...

Boris s'esclaffa sans répondre. Il avait l'impression que c'était il y a si peu de temps qu'ils avaient donné vie à cet endroit, Tessa, Erwan et lui-même. Une vague de nostalgie l'envahit lorsqu'il pensa à la fierté qu'il avait ressentie et à la complicité qu'ils avaient tous trois partagée en jaugeant fièrement le résultat. Son meilleur ami en avait-il gardé le souvenir ? Soudainement contrarié, il décida d'avoir une conversation avec Tessa à ce sujet. Ne pourrait-elle pas lui rendre sa mémoire volée ? Il relégua cette idée dans un recoin de son esprit ; ce n'était pas le moment de s'égarer.

Lorsqu'ils arrivèrent à destination, la foule se pressait déjà au pied du monument, agitée et fébrile. L'excitation était palpable, chacun se demandait si la rumeur s'avérait vraie ; si le Soleil Noir était enfin apparu pour les guider. Hélios avait l'impression d'être devenu une sorte de gourou et il répugnait à jouer ce rôle. Était-il encore temps d'abandonner ? Ne décevrait-il pas les espoirs de tous ces malheureux en tournant les talons ?

Boris sembla sentir son hésitation et l'invita à se dépêcher. Ils empruntèrent un chemin détourné pour ne pas attirer l'attention avant l'heure puis entrèrent par l'arrière de la cathédrale. L'intérieur scintillait, tout aussi somptueux que l'extérieur. À travers les vitraux aux motifs complexes émanait une douce lumière, donnant l'illusion de pouvoir sortir à l'air libre en franchissant le seuil de ce lieu. Cependant, Hélios n'avait pas le temps de se perdre en contemplation.

Avançant rapidement, poussé par Boris, il se retrouva brutalement confronté au moment qu'il aurait tant aimé éviter. Les hurlements et acclamations cessèrent sur un simple geste du meneur charismatique. Celui-ci pris d'abord les devants avec des paroles simples et efficaces :

– Mes amis ! Le moment est enfin arrivé. Notre attente n'aura pas été vaine, car nous pouvons dès maintenant acclamer notre Soleil Noir !

Hélios se retrouva alors sur le devant de la scène et il ne comprit pas lui-même ce qui se produisit. Une nette impression de déjà-vu s'insinuait en lui, pernicieuse. Des centaines de personnes se massaient plus bas, ce qui contrastait avec le silence qui venait de s'abattre sur l'assemblée. Tous l'observaient avec espoir et admiration, et ces regards aussi lui semblaient familiers. Son arrivée à Lumnia ? Non... Il s'agissait d'autre chose, sans qu'il en pût exactement définir quoi.

Tandis qu'il allait prendre la parole, tout s'éclaira naturellement dans son esprit.

– Je suis honoré de...

Soudain, les mots se bloquèrent et une sensation désagréable l'étreignit. La sensation étouffante d'être observé... C'était stupide, des milliers d'yeux se trouvaient braqués sur lui à cet instant. Néanmoins, cette impression étrange l'horrifia et lui fit perdre ses moyens. Des picotements lui engourdirent les membres. D'instinct, il comprit qu'il ne devait pas rester là. Le Soleil Noir disparut soudainement devant la foule, ébahie.

***

Il avait rejoint la Dissidence parce que Donovan était le roi et que l'anarchie était sa seule loi. Faire partie d'un mouvement de rébellion l'excitait : il avait toujours savouré cette sensation en tant que mortel et ça n'avait pas changé. Le Soleil Noir lui importait peu. Il était venu juste par curiosité, pour savoir qui était ce fameux gus censé tous les sauver.

Il savait que tout pouvait basculer, il avait lui-même buté un gars de ce genre. Un contrat comme un autre au départ. Saleté de flic. Un type qui n'avait pas lâché l'affaire. Il avait fini par en crever.

Lorsqu'il vit entrer en scène celui que tout le monde attendait, il le reconnut immédiatement. Quelle ironie du sort. Il venait de penser à lui et le voilà. Juste à sa portée. Comme pour lui offrir sa vengeance sur un plateau d'argent. Malgré la teinte sombre de ses cheveux, il aurait pu reconnaître son visage entre mille. Il étudiait toujours patiemment et minutieusement les traits de ses cibles. Il tenait à honorer ses transactions et était considéré comme un pro dans son domaine.

Ce gars-là avait été le contrat de trop ; il avait perdu la vie par sa faute. Même s'il n'était pas le véritable responsable, quelqu'un devait payer. Un rictus au lèvre, il se réjouit d'avance. Il l'assassinerait une seconde fois et ce serait aussi simple que la première. Il se souvenait exactement de ce jour-là, de son arme braquée sur lui dans la pénombre, de sa satisfaction après l'avoir vu s'écrouler devant la foule en panique. Il avait l'occasion de rejouer la même scène, sauf que cette fois-ci, il n'y aurait personne pour lui faire payer. Personne ne saurait. Personne ne le retrouverait.

Il concentra son énergie, les yeux écarquillés vers sa victime tandis que des mots hésitants franchissaient ses lèvres. Cependant, au moment où il allait réussir son coup et désintégrer sa cible, elle disparut brutalement. La sensation désagréable d'être observé le serra comme dans un étau. Pourtant, la panique et le chaos régnaient. Il ne remarqua personne qui affichait un comportement suspect à son égard. Était-ce le fruit de son imagination ? Il s'éloigna, frustré et bouillonnant de rage.

Finalement, une nouvelle idée se fraya un chemin dans son esprit dérangé et un sourire mauvais étira ses lèvres tandis qu'il se dirigeait nonchalamment vers la sortie la plus proche.

***

Tessa préférait se retrouver seule et tant pis pour son petit protégé. Peut-être au moins finirait-il par avoir un peu plus confiance en lui-même. D'ailleurs, elle ne comprenait pas comment un type avec autant de prestance pouvait manquer aussi cruellement d'assurance. Pourquoi de telles pensées futiles s'imposaient-elles ? Sûrement pour occulter qu'elle le connaissait à peine et qu'il était pourtant le seul en qui elle avait encore confiance. Sûrement pour l'empêcher de réfléchir à tout le reste.

Un souvenir s'imposa violemment. Ce baiser... Juste avant que tout parte en vrille. C'était idiot, car ça ne signifiait plus rien. Erwan l'avait oublié, comme tout le reste de leur relation. C'était la dernière chose qu'elle avait effacé de son esprit avant de ne plus pouvoir continuer. Jamais elle n'avait abusé de ses pouvoirs ainsi, portée par la rage et le désespoir qui l'animaient alors.

De toute façon, ça aurait sans doute fini comme avec tous les autres, même si elle avait voulu croire qu'il en aurait été autrement. Abandonnée par ses parents, elle n'avait jamais été capable de s'attacher à qui que ce soit. Adolescente ingérable, elle avait enchaîné les foyers et familles d'accueil avant d'atteindre enfin la majorité. Elle avait fini par prendre conscience bien plus tard qu'elle avait tout simplement peur d'être abandonnée à nouveau. Jouant de sa séduction, elle avait couru les aventures et séduit les hommes riches, sans jamais garder aucune attache.

C'était d'ailleurs ce qui lui avait finalement coûté la vie. Un énième amant déçu, un peu possessif et surtout bien trop violent. Finalement, Hélios avait peut-être raison : si elle avait tout oublié de sa vie précédente, elle aurait pu enfin se débarrasser de cette peur stupide pour prendre un nouveau départ.

Une intrusion inattendue la tira hors de ses pensées.

– Mais qu'est-ce que...