Chapitre 6

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Il avait passé la matinée à lire ce fichu feuillet, et avait fini par en tirer une conclusion : Jim Moriarty n'avait décidément pas un cerveau normal.

De temps en temps il comprenait de quoi il parlait, le lien entre les chiffres et les mots, mais la plupart du temps, il aurait très bien pu écrire le tout en chinois que ça n'aurait fait aucune différence.

Quand midi arriva, les employés commencèrent à se lever, pas mal d'entre eux le regardèrent avec curiosité, comme une nouvelle espèce animale qui arrive au zoo. Il poussa un long soupir et referma le feuillet. Il étendit ses jambes de tout leur long puis se leva. Il allait devoir dire deux mots à Katherine au sujet de ce foutu dossier. Non mais sérieusement, ça allait être comme ça à chaque fois ?

Tout à coup, la porte du fond s'ouvrit et toutes ses émotions s'envolèrent. Jim Moriarty sortait de son bureau, son portable collé à l'oreille, et se dirigeait vers le bureau où Katherine tapait à l'ordinateur.

De loin, il observa la scène. Moriarty qui s'asseyait sur le bord du bureau. Katherine qui rougissait en arrêtant son travail pour contempler timidement Moriarty. Moriarty qui clôturait la conversation téléphonique. Moriarty qui posait son regard profond sur Katherine. Katherine qui avait l'air d'avoir beaucoup trop chaud. Katherine qui attendait les ordres de Moriarty. Moriarty qui lui disait quelque chose puis balayait la salle du regard avant de s'arrêter sur...

- Ah, Moran ! Venez donc !

Il s'approcha, sans trop savoir à quoi s'attendre. Moriarty le contempla avec attention, jeta un coup d'œil au feuillet encore dans sa main, puis lui fit un petit sourire :

- Vous vous en sortez ?

- Pour être honnête, ce n'est pas terrible.

Les quelques employés qui étaient restés, curieux, pour assister à la scène, retinrent leur souffle. Ils n'avaient probablement jamais imaginé dire ça au patron, songea-t-il. Moriarty se contenta de rire un peu, puis prit le feuillet :

- Ah oui, l'affaire Becket. Je la trouve assez simple pourtant...

- J'ai juste du mal à comprendre de quoi vous parlez avec vos chiffres et vos mots sans vraies phrases ni ponctuation.

- Certes... Mais rassurez-vous, Moran, ce n'est qu'une question d'habitude. Je reconnais que j'ai une activité cérébrale plutôt hors norme, et que je fais des liens dans beaucoup de directions. Mais gardez toujours à l'esprit que si vous suivez un fil conducteur logique, en procédant par étapes, vous comprendrez et tout ira bien. Ici, par exemple...

Il ouvrit le feuillet et posa son doigt fin au hasard sur la page.

- Je fais un calcul simple pour savoir quelle amplitude vous devrez avoir pour avoir la meilleure position pour viser correctement sans être repéré. Je trouve donc l'amplitude et la puissance de perforation et précision idéale de votre arme. Je note donc les chiffres, puis le nom de l'arme, puis le prix de l'arme, puis le temps qu'il me faudra pour l'obtenir, puis le temps qu'il vous faudra pour l'installer... Enfin bref, vous voyez ce que je veux dire.

Il voyait. Bien sûr, ça semblait presque évident quand c'était expliqué comme ça...

- Vous avez des projets pour cette après-midi ? reprit Moriarty.

- Non...

- Et pour ce soir ?

- Ce soir je suis pris.

Il fit de son mieux pour ne pas regarder Katherine. Il savait que Moriarty avait un bon sens de l'observation, et il ne voulait pas la mettre mal à l'aise devant lui. Enfin, ça n'empêcha pas le boss de sourire malicieusement et de porter son regard sur la jeune femme.

- Eh bien, on peut dire que vous trouvez rapidement vos marques, Moran, taquina-t-il. Bon, alors voyons voir... Demain soir, impossible... Après-demain, vous n'avez pas un nouveau rendez-vous entre collègues, n'est-ce pas ?

Katherine rougit mais il ne broncha pas.

- Non, après-demain ça devrait aller.

- Alors on dit... 19h au Ledbury, ça vous va ?

Il faillit s'étrangler ; le Ledbury, rien que ça !

- D'accord...

- Parfait ! sourit Moriarty. Soyez sages, tous les deux...

Le patron lui fit un clin d'œil complice puis sortit de l'immeuble. Katherine lui lança un petit regard timide et il répondit calmement :

- Vous ne devriez pas avoir si peur de lui, vous savez. D'accord il voit tout et tout de suite, mais vous n'avez rien à cacher.

- Vous avez sûrement raison... C'est que personne ici n'a encore osé sortir av... enfin je veux dire fréquenter un autre employé en dehors du boulot.

- Pourquoi ça ?

- Je ne sais pas trop... Peur qu'il ne punisse ?

- Il ne ferait pas ça.

Katherine eut un sourire triste et soupira :

- Vous le connaissez depuis hier... Certains d'entre nous sont là depuis près de dix ans. Faites-moi confiance, il est capable de tout.

- Même de vous inviter à dîner alors. Lancez-vous.

La jeune femme leva les yeux vers lui et rougit de nouveau. Elle passa sa main sur son front puis baissa les yeux en soupirant :

- Ça, aucune chance. On ne vit pas dans le même monde... Vous verrez, après quelques temps. Il a l'air proche de vous comme ça, à vous sourire, à vous parler gentiment, mais il est inaccessible et beaucoup trop bien pour de pauvres gens comme nous.

Il voyait curieusement bien ce qu'elle voulait dire. Il ne se sentait pas tout à fait à l'aise avec lui, mais au moins il ne passait pas son temps à devenir écarlate comme Katherine, et il arrivait à le faire rire la plupart du temps.

- Vous restez ici ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

- Euh... Je ne sais pas, je crois que je vais aller me chercher un sandwich dans le coin. Et vous ?

- Oh, j'ai encore beaucoup de travail, je vais rester. J'ai pris de quoi manger avec moi.

- Ok, alors... à tantôt.

- À tantôt, sourit-elle.

Il se retourna, et sortit de la salle. Du bâtiment.

À l'entrée, il remarqua Moriarty contre le mur, en train d'allumer une cigarette entre ses doigts fins. Dans son costume cravate, il avait vraiment l'air d'un business man pendant sa pause. Il passa peut-être quelques minutes à l'observer, complètement fasciné. Il inspirait... regardait le ciel... soupirait un filet de fumée vers les nuages... baissait les yeux sur les passants dans la rue... suivait du regard un taxi qui passait par là... reprenait une bouffée de tabac... tournait la tête vers lui... souriait.

C'est à ce moment qu'il réalisa qu'il était resté planté là pendant un bon moment, juste comme ça, à le contempler. Il se reprit et vit Moriarty rire en silence, se retournant vers la rue en expirant sa fumée. Il devait être plus ou moins habitué à ce que les gens l'admirent comme ça, songea-t-il.

- Vous ne mangez pas, Moran ?

Il se réveilla. Mieux valait qu'il ne passe tout de même pas tout son temps à lui parler, il finirait par le lasser...

- Si.

Il passa devant lui et se dirigea vers le snack pas loin, au coin de la rue. Il entra dans la boutique et attrapa le premier sandwich qui lui tomba sur la main pour le poser sur le comptoir. Il tourna la tête pour tenter d'apercevoir Moriarty, et même peut-être le surprendre en train de le regarder, mais les étagères du snack bouchaient sa vue.

- Deux livres.

Il sortit l'argent de sa poche arrière et paya la femme grassouillette un peu trop maquillée qui lui fit un sourire charmeur. Il la regarda à peine et sortit de la boutique en mordant presque brutalement dans son sandwich.

Moriarty avait disparu.


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