Ting-ting-ting, crac. Voilà à quoi ressemblait le son du matin depuis quelques jours. Trois tours de cuillère dans le café (noir avec deux sucres), puis le craquement des os de la nuque. C'était la cérémonie habituelle, celle que Moriarty exécutait avant d'avaler la boisson encore brûlante et de reposer sa tasse et sa soucoupe sur la table basse. Le tout avec la main gauche.
Comme Sebastian avait énormément de temps libre depuis l'incident avec Piersen et les autres employés, il s'appliquait à observer attentivement le phénomène qui l'avait recueilli chez lui depuis lors.
Le plus frappant, c'était que Jim Moriarty dormait très peu : il travaillait le soir souvent jusqu'aux petites heures, se levait à l'aube pour se préparer avant que Sebastian soit levé, puis il prenait son café (ting-ting-ting, crac) et se remettait au travail.
Moriarty avait un gigantesque dressing, juste à côté de sa chambre. Là-dedans, des dizaines de costumes étaient soigneusement accrochés et rangés - sans parler des chaussures. Le plus impressionnant, c'était la colossale collection de cravates : des noires, des rouges, des bleues, des lignées, quadrillées, à motifs les plus variés possibles - ce qui lui permettait d'en porter une différente tous les jours.
Lorsque Moriarty était contrarié, son petit doigt gauche se pliait et se dépliait nerveusement. Lorsqu'il était satisfait, ses lèvres avaient à peine bougé que deux grandes fossettes encadraient déjà la naissance de son sourire.
En moyenne, sur une journée, Moriarty prenait trois chewing-gums à la menthe, passait huit fois sa main sur ses cheveux pour vérifier que chacun était à sa place, sifflait deux chansons, et insultait cinq fois quelqu'un, directement ou non, dont deux fois en irlandais.
C'était assez étrange de se retrouver brusquement témoin de la vie privée de Jim Moriarty. La transition avait été rapide, presque irréfléchie : du haut de son appartement en ruines, le choc l'avait fait suivre Moriarty sans discussion dans une voiture. Il se souvenait être passé par une porte discrète, par des escaliers et, enfin, il s'était retrouvé dans le luxueux appartement du patron. Maintenant qu'il y pensait, il réalisa qu'il existait un passage dont seul Moriarty avait l'accès pour qu'il puisse circuler entre chez lui et la ville à sa guise, sans passer par le bureau - ce qui représentait un confort non négligeable pour quelqu'un comme lui.
Le déménagement, quant à lui, avait été presque inexistant : la plupart de ses affaires avaient été détruites par l'attaque de Trevor Louis, Bill Cooper et quelques autres encore, sous l'influence malsaine de Victor Piersen. Et le reste, Moriarty l'avait fait livrer à l'appartement - mais Sebastian possédait très peu. L'armée lui avait enseigné le minimalisme.
Le premier jour fut le plus bizarre. Sebastian s'était cru dans un rêve. Un rêve étrange et dérangeant : découvrir l'humanité dans le quotidien de Moriarty lui donnait une drôle d'impression. Il était incapable de se l'expliquer, mais il avait toujours présumé qu'un être aussi exceptionnel que Jim Moriarty ne pouvait pas se soumettre aux mêmes contraintes que le commun des mortels. Ainsi, lorsqu'il fut l'heure de la visite officielle des lieux, Sebastian eut un frisson dans la salle de bains. D'abord parce que, la dernière fois qu'il y était venu, c'était pour chercher de quoi soigner le corps mutilé et presque inerte de son patron, et ensuite parce qu'il réalisait brutalement que l'immense génie irlandais prenait aussi des douches, allait aux toilettes et se brossait les dents. Il avait beau se raisonner, se dire que, bien évidemment, Moriarty était humain, l'idée le dérangeait profondément.
Savoir que, lorsque Sebastian était couché dans la chambre d'amis, l'empereur du crime s'abandonnait lui aussi à l'état vulnérable du sommeil, juste de l'autre côté du mur fin, le mettait mal à l'aise.