Jim Moriarty avait bien des défauts. Sebastian avait plus le constater pendant ces quelques semaines à ses côtés. Il était hautain, égocentrique, de sang chaud, manipulateur, menteur, malhonnête et, quand on songe à sa carrière, pervers et sadique. Il était comme ça, ça faisait partie de lui. D'ailleurs, c'était aussi ce qui faisait son charme.
Mais à cette liste venait s'ajouter la versatilité. Et ça, Sebastian avait jusque là été persuadé qu'il s'agissait d'un défaut comme les autres ; or, désormais, il comprenait. C'était plus une conséquence, ou un moyen de défense, une protection. La cause, c'était une autre affaire. La peur. Oserait-on l'appeler un défaut aussi ? Non, bien sûr. Tout le monde a peur, c'est naturel. Mais de quoi quelqu'un comme Moriarty pouvait-il avoir peur, exactement ? Et pourquoi ?
Tout cela s'embrouillait dans son esprit, comme un ouragan de pensées. Et plus il y réfléchissait, plus tout devenait horriblement confus au lieu de s'éclaircir.
Il porta une énième fois son verre à ses lèvres fines et but une nouvelle gorgée. Assis sur sa haute chaise de bar, il avait le cœur lourd et l'estomac serré, nauséeux ; et le plus désagréable, c'était qu'il savait que les mélanges d'alcools qu'il ingérait depuis trois quarts d'heure n'en étaient pas entièrement responsables.
- Pas de fléchettes, ce soir ?
Il leva les yeux. Le barman s'était interrompu devant lui, un air compatissant dans les yeux. Sebastian hocha la tête pour toute réponse, et replongea ses yeux perdus sur son verre. Le barman devait bien connaître ce silence ; sans insister, il s'éloigna vers un autre client.
Sebastian finit son verre d'une traite puis se leva péniblement. Rien ne servait de se morfondre éternellement ici. De toute façon, ça ne changerait pas Moriarty. Il régla son dernier verre puis, après un échange de regards avec le fidèle barman, quitta le Dotard.
Dans les rues de Londres, ce soir-là, il neigeait pour la première fois de l'année.
Plusieurs jours passèrent dans une sorte de mélancolie. Sebastian n'avait cherché à contacter Moriarty par aucun moyen. De son côté, aucun texto, aucun appel, aucun post-it ni quoi que ce soit ne lui parvint non plus de la part du criminel en chef ; c'était comme s'il avait disparu. À vrai dire, il en était un peu soulagé. Katherine, par contre, l'envoyait régulièrement en mission, souvent en solitaire ou en binôme, depuis que son épaule était rétablie. Ça avait le mérite de le distraire ne serait-ce qu'un peu.
Un jour où il venait chercher une farde de mission, sa déprime dut se voir sur son visage :
- Ça va, Sebastian ? demanda Katherine d'un ton un peu inquiet. Tu n'as pas l'air dans ton assiette ces temps-ci.
Il haussa les épaules, le regard vide. Il n'avait pas envie d'en parler. De toute façon, que pouvait-il dire ? Qu'il avait cru sentir une complicité particulière avec Moriarty, mais qu'il avait déchanté quand ce dernier avait repris son discours et son ton condescendants comme si de rien n'était ? Qu'il était déçu et blessé de ce changement d'attitude incessant ?
Non. Il salua Katherine et fit demi-tour. C'est quand il traversa la large place entre les bureaux que le prince des lieux, roux, rayonnant et malicieux, fit son entrée avec sa démarche dansante de conquérant séducteur. Oui, le prince Victor Piersen venait d'arriver dans son royaume. Sebastian, pris dans ses pensées sombres, ne réagit pas à sa vue, et commença à contourner sa royale majesté pour quitter les lieux, mais cette dernière l'en empêcha :
- Bonjour Moran, lança-t-il d'un ton insistant qui voulait tout dire.
- Salut...