Chapitre deux : La fin d'un monde

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Chapitre deux – La fin d'un monde

Dernier hiver 2499

Ce soir-là, tous dormaient déjà, bien au chaud sous les couettes. Aucune lumière ne déchirait la nuit sauf celle de l'avant-dernier étage de la tour du milieu. On pouvait voir sa lueur depuis Camara, la cité voisine. Elle perçait les ténèbres comme les postes de contrôle qui guidaient les ossraks et les cargos volants. Demain, en fin d'après-midi, le soleil viendrait ranimer la population transie durant quelques instants. En attendant...

Recroquevillé au fond de son lit, Mori pleurait les morts de Gahila. Il gardait les yeux grands ouverts et laissait les larmes lui piquer les joues. C'était mieux comme ça. Il ne voulait plus dormir, plus jamais. Enfin, pas tant que la guerre durerait. Il n'avait qu'à baisser les paupières pour se retrouver au centre de la bataille, en pyjama ou habillé selon les périodes. La violence des combats l'attirait comme un aimant.

Mori, huit ans dans trois jours, assistait aux poursuites aériennes. Les lumières mortelles et silencieuses fusaient du sol et des ossraks d'assauts sans discontinuer. Les Ailés, naturellement équipés de dards venimeux, fondaient physiquement sur les cockpits brisés par les tirs namris et piquaient les conducteurs ennemis en une danse affolante. Meurtrière.

Par-dessus les sifflements des moteurs, l'enfant désincarné percevait les ordres hurlés dans toutes les langues, les cris de douleur. Les odeurs de sang et de chair brûlée l'étourdissaient. Il voyait, entendait et sentait comme si son corps se trouvait là, parmi eux, mais nul ne remarquait cet esprit perdu au cœur de l'action.

Pendant les trêves, il lui arrivait de se déplacer sur l'arrière du front. Il observait alors le déroulement du ravitaillement. Les Namris chassaient, les Zorous pêchaient. Les Ailés apportaient les fruits et les Arzacs déposaient dans ce tronc commun leurs rations lyophilisées. Un groupe de cuisiniers, toutes ethnies confondues, gérait cette cantine hétéroclite.

Mori passait aussi de cargo en cargo. Depuis la multiplication des blessés, les valides ne s'y installaient plus pour dormir. Râles et pleurs d'agonie pénétraient leurs rêves, ils devenaient cauchemars et les rendaient craintifs au combat. Pour se prémunir contre cette lâcheté, la majorité des soldats s'était réfugiée dans les arbres, sous des toiles de tente ou dans des cahutes confectionnées de bric et de broc le long du tarmac où la plupart des tirs avaient lieu. Parfois, Mori osait entrer dans ces navires aériens transformés en hôpitaux de fortune. En frissonnant de tristesse, il regardait les guérisseurs herriens soigner inlassablement. Et les moribonds au seuil de la mort captaient sa présence. Avides de béatitude, ils tendaient les mains vers lui et imploraient sa clémence. Alors, Mori pleurait sur son impuissance, sur les tourments que subirait leur âme en attendant la délivrance. Sa fusion avec Araya.

Soudain, la fureur des armes l'attirait brutalement sur les lieux des combats. Mori n'en pouvait plus. Il grelottait sous son édredon pendant que son frère, épuisé d'avoir veillé avec lui, dormait. Il se sentait seul au milieu de la violence.

La pause nocturne. Mori soupira. Les paupières alourdies de fatigue glissèrent sur les iris émeraude de ce petit garçon à crinière brune. Quelques instants de répit... Un char d'assaut terrestre balaya de sa lumière mortelle un groupe d'ossraks zorous. Une purée verte gicla alentour : la couleur du peuple du grand marais.

Mori se réveilla en sursaut.

– J'en ai assez ! hurla-t-il.

Et il se mit à pleurer.

Le cri sortit Comor d'un sommeil agité. Il comprit aussitôt que là-bas les combats avaient repris. Le jour Zaïa devait se lever de l'autre côté des montagnes. Il s'introduisit dans le lit de son frère et l'enlaça.

– Comment pourrais-je te soulager ? murmura-t-il.

Secoué de sanglots nerveux, les muscles pétris de fatigue, Mori entendit pourtant cette question exprimée d'une voix tremblante d'émotion. Elle coula dans son esprit aux abois, s'insinua dans les ramifications de son cerveau épuisé et se transforma pour devenir celle-ci : « que faire pour stopper ce carnage ? » Cette interrogation l'apaisa. Il agirait ou en mourrait.

– Je dois y aller, chuchota-t-il.

– T'as pas le droit de sortir, tu le sais. Les gardes te l'interdiront.

Mori se redressa et repoussa les couvertures.

– Le passage secret, dit-il.

– Et après ? Tu marcheras ? Et puis tu nageras ? Ce couloir ne conduit pas en territoire jaya.

– Tu sais où sont garés les ossraks de ton père.

Il attrapa ses vêtements. Sa décision était prise. Il chercherait Noliam et il négocierait. Il trouverait le moyen de stopper cette tuerie.

Comor se gratta la tête.

– T'as jamais piloté.

– J'y arriverai, répondit Mori en endossant un long manteau imperméable au froid.

Il se tourna vers son frère.

– Tu m'aides ou tu me laisses mourir de peur ?

Comor ouvrit la bouche pour protester, mais les yeux de Mori se révulsèrent. Une nouvelle bombe venait d'exploser au milieu d'une troupe de Namris.

La souffrance de l'enfant le décida.

– D'accord, soupira-t-il en s'habillant à la hâte.

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GahilaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant