Suite du chapitre 1 : instructions

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– Mori ne va pas bien, chuchota la reine.

De l'avant-dernier étage de la tour centrale, Ossoto contemplait d'un œil absent les immeubles de Camara, la ville voisine. Pour répondre à l'inquiétude de sa femme, il se détourna de la fenêtre, traversa le vaste salon et se laissa choir dans le canapé à ses côtés.

– Il se désincarne, c'est ça ? Il a assisté aux rassemblements ?

– Pour tout dire, il suit la colère du peuple depuis le début.

– Et il t'en a parlé ?

Donia hocha la tête. Mori n'avait pas besoin de parler. Elle ne l'éduquait que depuis cinq ans et demi, mais sentait ses émotions comme si elle l'avait mis au monde. Mori, le promis d'Araya, et Comor, son propre enfant, s'entendaient si bien qu'elle remerciait l'entité chaque fois qu'elle les voyait entrer en trombe dans les appartements royaux. Dans ces moments d'excitation, leurs mots se superposaient, ils rivalisaient pour focaliser son attention, cherchaient et buvaient ses regards empreints de tendresse comme de vrais frères. Consciente de son bonheur, elle savourait chaque jour ces instants précieux.

Ossoto saisit le verre que lui tendait sa femme et sirota lentement le saril. Cent ans d'âge. Un délice que son esprit préoccupé ne sut apprécier à sa juste valeur.

– Je ne partirai pas avec eux, déclara-t-il enfin.

– C'est réfléchi ?

– Longuement. Adahir supervise les opérations. Il s'est proposé et j'ai accepté.

– C'est un bon militaire, approuva Donia.

– Mori doit brider son âme.

– Il dit qu'il ne peut l'en empêcher.

Le roi imagina son petit assister aux souffrances des combattants. Il verrait des morts, des blessés, il entendrait les râles d'agonie, peut-être même sentirait-il l'odeur de la peur.

Il soupira.

– Il faut que je lui parle.

– Axiam l'instruit en ce moment.

***

Chaque printemps, le grand-mage revenait du temple. Dès que Zaïa, la planète gazeuse, s'effaçait devant les rayons du soleil d'après-midi.

En ce dernier été 2499, Axiam commençait à dispenser ses connaissances. Comor et Mori suivaient ses enseignements ensemble le matin. Après le repas de la mi-journée, il ne recevait que Mori et ceci, un jour sur deux.

Ce jour, donc, tandis que Comor flânait au-dehors, le promis s'installa à la table de la petite pièce jouxtant l'entrée des rois, celle au perron bleu.

Axiam observa ce jeune Sharzac qui avait hérité du physique herrien. De grands pieds, une taille plus imposante que Comor qui, lui, portait les particularités des Arzacs.

– Asseyons-nous là, dit-il en se dirigeant vers le divan.

L'enfant à longue crinière sombre bondit sur le canapé, ramena ses pieds sous lui et attendit son récit.

– Le moment est venu de te parler des cercles Araya. Je suppose que tu sais où se trouve le premier.

– Dans la salle où Ossoto réunit le conseil.

– Tout à fait. Le deuxième est gravé sur le sol de mon temple. Râad, le premier Asham, y a fixé la puissance d'Araya et serti une pierre de vie pour chaque mage. Elles contiennent la force des dernières évolutions gahiliennes.

– Pourquoi deux cercles ? Et pourquoi ici et pas au château herrien ?

– Deux, au cas où Bahass parviendrait à en détourner un. Et en ces lieux parce que, n'ayant pu donner un mage aux Arzacs, elle veille sur eux à travers lui.

– Et Taligah, le deuxième Asham, pourquoi dit-on qu'il est maudit ?

– Seuls les mortels le condamnent. Pour nous, les mages, il incarne plutôt une victime. Je t'explique. Lorsque le corps de Râad est retourné à Gahila, Araya a bloqué les petites âmes à la surface de la planète pour les protéger de Bahass. C'est ce sortilège qui provoque la diminution progressive des naissances. Sa fusion avec Taligah, mille cinq cents ans plus tard, libéra ces fantômes. Ce qui posa problème à l'ennemie, car l'arrivée massive de vivants l'empêcha de se concentrer avec efficacité. Pour comprendre la suite, il me faut t'apprendre ceci : le Miobé est moitié humain, moitié animal, il constitue le premier stade conscient. À travers eux, le souffle sauvage évolue vers l'intelligence. Oui, je sais, ça peut te paraître bizarre de devoir passer par ces monstres pour grandir son âme, mais ce monde est conçu ainsi. Ça va jusque-là ?

Les yeux brillants d'intérêt, Mori opina. Alors, Axiam poursuivit son récit.

– Donc, Bahass stérilisa presque toute cette population pour bloquer la venue des essences en cours de formation. Araya ne constata les dégâts qu'au bout de cinq cents ans et pour contrer le sort, l'esprit de Taligah remonta le temps pendant qu'Araya maintenait son corps en vie. Il effectua ce périple trois fois et toujours échoua. Lors de son quatrième essai, Bahass le saisit et l'entraîna en elle. Araya l'attendit, mais Taligah revint entravé à l'essence de sa rivale. Elle dut fuir pour se préserver. Cet Asham a bravé le danger pour Gahila, voilà pourquoi nous, les mages, pensons qu'il est parti en héros. Après une telle lutte et de si longs voyages spirituels, la raison l'a quitté. Ainsi, Bahass a aisément pris le pouvoir sur son corps et son âme.

– C'est elle qui a créé notre civilisation moderne ?

– Oui. Elle entrait pour la première fois dans le physique et, dès les premiers jours, elle ne supporta pas de grelotter en hiver et suffoquer en été. Alors, elle creusa la montagne au nord, derrière mon temple, et se rendit en terres jayas par la mer. On disait déjà d'eux qu'ils se chauffaient autrement qu'en brûlant du bois. Elle étudia la façon dont ils extrayaient l'énergie du cœur de Gahila et étendit cette technologie à l'échelle de ce monde. Elle apporta les conteneurs de froid à l'équateur, le chauffage aux pôles, les soughos dans les mégalopoles, puis les cargos et les modules individuels volants conçus par Ossrak qui leur a donné son nom. Il lui en fallait toujours plus et les mortels, dans leur soif de posséder encore et encore, n'ont cessé de s'échiner au travail pour payer ce confort.

Axiam regarda l'enfant.

– Cette énergie épuise notre planète, Araya espère sauver ce monde à travers toi.

– J'essayerai de ne pas la décevoir, murmura Mori.

***


Soughos : train soutterain.

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GahilaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant