John Murphy » The 100 AU

~ Interlude premier

   Il est assis seul, comme d'habitude. La cantine commence à se vider et les dames de service poussent leurs chariots remplis de plateaux encore à moitié remplis devant elles. Mais toujours pas d'Ava en vue.

   S'il se concentre, il parvient à entendre le tic-tac régulier de la grande montre qui orne quasiment tout un mur de la salle. Elle n'a pas de fond ni de chiffres, juste des aiguilles qui ressemblent à celles que l'on trouve sur les clochers ou les vieilles demeures. Tic. Tac. Tic. Tac. Un. Deux. Un. Deux. Les chiffres n'ont jamais été son fort - les lettres non plus, d'ailleurs - mais ils lui permettent de garder son calme dans des situations comme celles-ci. Une technique qu'une conseillère pédagogique lui avait apprise il y a quelques années, pour calmer ses pulsions agressives. «Le truc, c'est de garder le contrôle.» Même si à l'époque, il n'avait pas porté beaucoup d'attention à ces mots, ils sont désormais devenus son mantra.

   Quelques rangées plus loin - à l'extrême opposé, en fait - la table. La table des Optimus Centum. Ou plutôt celle des Optimus Dixum, si l'on prend en compte qu'elle ne comporte que dix places. Qui sont, bien évidemment, occupées par les rois et reines de ce petit empire en personne. Quel bel exemple de la démocratie.

   Il soupire en se rappelant qu'il n'y a pas une année de cela, il faisait lui aussi parti de ce monde. Et si sa mémoire ne lui fait pas faute, il se souvient avoir toujours eu la troisième place sur la droite à son nom, là où est actuellement assise... Clarke. Evidemment. A quoi s'attendait-il? Maintenant qu'il est parti, c'est désormais elle, le second de Bellamy.

   Ava ne viendra plus, il est trop tard pour ça. Il se lève donc à contrecœur, son plateau en équilibre sur une main, sa veste dans l'autre, et pose ce qu'il reste de son repas sur un des chariots. Il n'a pas franchi la porte qu'une voix bien trop familière l'interpelle au loin.

- Murphy, c'est vrai que tu as dit à Ava comment tu as cassé la jambe de Raven?

   Il s'arrête, mais ne se retourne pas. Il serre son poing autour de sa veste pendant quelques secondes au rythme du tic-tac de l'horloge. Même s'il en meurt d'envie, il ne fera rien à Jasper. Il ne l'apprécie pas particulièrement, mais Jasper lui a sauvé la mise deux ou trois fois dans le passé. Du coup, il ne se retournera pas, ne répondra pas à cette provocation et fera comme s'il n'avait rien entendu. 

   Ou du moins, il essaye de s'en persuader. Ce qui fonctionne, l'espace d'un instant.

- Tu as un problème, Jasper? demande-t-il finalement en plantant son regard dans le sien.

- Maintenant que tu le dis, il se pourrait que je n'apprécie pas trop le fait que tu aies envoyé une de mes amies à l'hôpital et que tu t'en tires comme ça et que tu te ballades comme si tu n'avais rien fait six mois plus tard.

- Jasper, laisse tomber, intervient Raven. Murphy a finalement payé pour ce qu'il a fait. (Elle poursuit, cette fois-ci en parlant plus fort et en fixant ce dernier.) Comment tu te sens, quand tu sais que tu viens de décevoir la dernière personne qui en avait encore quelque chose à faire de toi? Et, encore mieux, imagine à quel point tu as fait mal à Ava avec tes mensonges et avec... toi. Au fait, je ne l'ai pas vue ce soir... à ton avis, est-ce qu'elle pourrait être en train de pleurer son saoul dans sa chambre jusqu'à ce que mort s'en suive, là, maintenant? Je pense que oui. Et à cause de qui? A cause de toi.

   En entendant ces mots, il a un petit pincement au cœur, qu'il balaye immédiatement. Ava sait qu'il n'est pas le méchant dans l'histoire. En revanche Raven, elle, serait sûrement très intéressée de savoir que...

- Raven, comment va ton vieil ami Wick, au fait?

   Il pose la question sur le même ton qu'on discute sur la pluie et le beau temps, avec un détachement volontairement exagéré. 

   Vu l'expression de Raven, elle s'attendait à tout sauf à ça, mais c'est le visage de Bellamy, qui s'est retourné pour la première fois depuis le début de cette discussion, qui est le plus remarquable. Un mélange de surprise, de dégoût, même un peu de peur dans le reflet de ses yeux, mais surtout, surtout...

- Pas besoin de me regarder comme ça, Bell. J'essayais juste d'être gentil.

- Si tu veux mon avis, Johnny, ajoute Jasper, laisse la gentillesse à des gens qui sont un peu plus mentalement stable que toi

   C'en est trop pour Murphy. Il s'avance vers lui. Jasper ou non, il a besoin de frapper dans quelque chose.

- Whoho, calme toi, essaye de le raisonner Monty lorsqu'il passe à côté de ce dernier.

   Mais il ne l'écoute pas. Arrivé au niveau de Jasper, il tire la chaise de ce dernier en arrière, ce qui ne lui laisse d'autre choix que celui de se lever. Jasper doit bien faire dix centimètres de plus que lui, mais il est beaucoup moins baraqué. Ce dernier ne semble pas prendre la menace bien au sérieux jusqu'à ce que Murphy l'agrippe soudainement par le col de son t-shirt.

- Sérieusement, Murphy? Tu ne veux pas faire de mal à Jasper, c'est après moi que tu en as.

   Bellamy. La voix est posée, calme et ne laisse paraître aucun autre sentiment. 

   Après quelques interminables secondes d'hésitation, il relâche Jasper, qui s'éloigne en chancelant. Murphy l'entend le traiter de connard, mais c'est comme s'ils n'étaient plus dans la même pièce. Là, il n'y a plus que lui et Bellamy. Il a beau essayer, les souvenirs qu'ils ont en commun affluent comme une vague qui emporte tout dans son passage dans son esprit. L'odeur des chocolats chauds à la cannelle qu'ils buvaient en hiver, blottis sous la vieille couverture patchwork, quand tous les autres avaient déserté le lycée pendant les vacances et qu'ils étaient littéralement seuls au monde. La sensation de sa main sur sa nuque, quand ils avaient pour la première fois essayés de mettre des mots sur leur relation. La fois où... «Le truc, c'est de garder le contrôle.» Tic. Tac. Tic. Tac.

- Un problème? demande soudainement Bellamy, mettant fin à cet échange muet.

- C'est marrant, j'allais demander la même chose. 

- Ouais. C'est marrant.

   Il meurt d'envie de répondre à cette provocation, lui dire qu'il connaît des choses sur lui, sur eux, qu'il trouve beaucoup plus marrantes que ça. Mais il ne peut pas. Parce que c'est Bellamy. Parce qu'il s'est soucié de lui pendant bien trop longtemps pour l'effacer d'un coup de tic-tac magique.

   Et c'est pour cette raison qu'il le déteste.

   Et c'est pour cette raison qu'il tient encore autant à lui.