Vingt-trois heures quarante-huit

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- Je veux pas te jeter dehors, loin de là, mais je crois que tu devrais y aller avant qu'on ne soit déjà plus aujourd'hui.

   Je le regarde, perplexe, avant de distinguer les petits 23:48 sur l'écran de son téléphone qu'il tend dans ma direction à travers la pénombre.

- Et merde, John... , je murmure en me redressant.

   La réalité de la situation me heurte en plein fouet : à la base, j'étais venue pour lui parler de ses parents et de la lettre anonyme que j'ai reçue, mais courageuse comme je suis, j'ai préféré ne rien lui dire. Mieux encore, à la place des explications qui auraient été de rigueur, on a passé la soirée à regarder des vieux films pseudo-humoristiques (bon, en fait on a passé la moitié du temps à chercher des bons vieux films pseudo-humoristiques, l'autre moitié a été passée à critiquer chaque détail des bons vieux films pseudo-humoristiques auxquels on s'était résignés à donner une chance). Donc même d'un point de vue culturel, la soirée aura été un désastre.

   Et malgré ça, je sais très bien que ça faisait longtemps que je ne m'étais pas autant amusée. Et ce que je sais aussi, c'est que ce n'est pas qu'à cause des films (bon, d'accord, les films y étaient peut-être pour quelque chose). Et s'il y a quelque chose que j'ai appris ce soir, c'est que même si la vie avec John Murphy peut être vraiment compliquée parfois, cela ne l'en empêche pas d'être vraiment bien la plupart du temps. Quand il n'y a pas d'élément perturbateur dans le coin.

   Je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel lorsque ces pensées traversent mon esprit. Ces films ont vraiment ramolli ma capacité à réfléchir correctement.

- Tout va bien, Ava?, dit finalement Murphy, me faisant revenir à l'instant présent.

-Oui, je... j'étais en train de penser à un truc.

- Je devrais faire ça un peu plus souvent, moi aussi.

- Crois-moi, tu ne loupes pas grand-chose.

   J'enfile rapidement ma veste, vérifie machinalement si les clés sont toujours dans ma poche et entreprends au mieux d'enfiler mes bottines tout en essayant de maintenir l'équilibre sur un seul pied. Murphy se tient adossé contre l'encadrement de la porte qu'il vient d'ouvrir et je sens son regard perplexe se poser sur moi.

- Dépêche-toi, il est déjà moins dix, dit-il en rigolant. Ça serait dommage d'être renvoyée pour deux minutes de retard.

- Deux minutes de retard? Plutôt deux heures, oui! je rétorque en chuchotant.

- Si tu savais le nombre de fois où moi je suis rentré au beau milieu de la nuit, et pourtant je suis toujours encore ici.

- Il y a une différence entre toi et moi, John Murphy. La chose la plus illégale que j'ai faite dans ma vie, c'était... et bien c'était ça, justement, dis-je en désignant sa chambre d'un mouvement de tête.

   Une fois fin prête, je me dirige vers la sortie et m'arrête un peu avant pour lui faire face. Je ne sais pas trop quoi lui dire qu'il ne saurait pas déjà. On se contente de se regarder pendant quelques instants, jusqu'à ce qu'il brise le silence.

- Et tu regrettes? D'être restée ici, avec moi?

- Bien sûr que non, John. Tu sais que je t'aime bien.

   Avant que j'ai le temps de comprendre quoi que ce soit, je me retrouve en train de lui tapoter affectueusement la joue. Lorsque je me rends compte de ce que je suis en train de faire, je sens le rouge me monter aux joues et je retire immédiatement ma main. Non pas que ça eût l'air de le déranger, au contraire, mais je vois déjà le petit sourire narquois se dessiner sur les commissures de ses lèvres.

- Ahem. Je ferais mieux d'y aller.

   Il sourit et se contente de se mettre sur le côté pour me faire de la place.

- Tu pourrais aussi rester, si tu veux. Au point où on en est...

- Bonne nuit, John, dis-je en m'engouffrant dans le couloir pour qu'il n'ait plus l'occasion de voir mon visage passer du rose pâle au rouge betterave

   Au final, cette soirée n'aura peut-être pas été un échec, je me dis lorsque je suis en train de descendre les marches de l'escalier. Au moins, j'aurais réussi à faire rire John Murphy.

* * *

   Les chances que Clarke, une des élèves les plus sérieuses du lycée, soit de sortie un jour de semaine à presque minuit étant plutôt minimes, je ne suis pas surprise de la retrouver dans la chambre. En revanche, je ne m'attendais pas à la trouver encore assise à son bureau, visiblement en train de griffonner quelque chose sur une grande feuille de papier.

- Ah, enfin. Je commençais à croire que tu ne viendrais plus, dit-elle sans lever les yeux de son dessin. Alors, on fait comme si je ne savais pas que tu étais chez Murphy ou bien tu vas me dire ce qui vous a pris tant de temps?

   Je referme la porte derrière moi et pose ma veste sur le dossier de ma chaise de bureau. Clarke essaye de cacher son énervement, mais je ne suis pas dupe: je sais très bien qu'elle a les yeux rivés sur son travail pour éviter de me fusiller du regard.

- Je suis désolée, on a pas vu le temps passer, dis-je en me laissant tomber sur mon lit.

- Ça ne répond pas à ma question.

- On a... parlé.

- De ce que tu avais à lui dire que tu n'aurais pas dût lui dire?

- Non, je ne lui ai pas dit ce que j'avais à lui dire que je n'aurais pas dût lui dire, dis-je en soupirant.

- Et qu'est-ce que vous avez fait, dans ce cas?

   J'ignore sa question et ramasse machinalement mon pyjama pour aller me changer dans la salle de bain. A mi-chemin, j'entends Clarke se lever et en moins de deux foulées, elle m'a rattrapé et me barre le chemin.

- Ava, je ne crois pas que tu te rendes vraiment compte de ce que tu es en train de faire.

- Et comment. Je suis sur le point de me faire pipi dessus, donc si tu voudrais bien me laisser aller aux toilettes... , je rétorque en me préparant à forcer le passage.

   Mais je n'ai rien besoin de faire de tel. Clarke soupire et me laisse passer, un sourire désolé sur le visage. J'aimerais vraiment le lui rendre, mais je ne suis vraiment pas d'humeur et pas seulement parce que ma vessie est en train d'exploser.

   Lorsque je ressors de la salle de bains quelques minutes plus tard, je vois que Clarke s'est assise en tailleurs sur son lit. Avant même que j'ai le temps de faire pareil sur le mien, elle commence déjà à parler.

- Tu sais que je suis désolée, Ava. Je n'aurais pas dû te parler comme ça, ce n'est pas après toi que j'en ai après tout.

- C'est bon, je comprends. Et je suis désolée aussi, d'être rentrée aussi tard et tout le reste.

   Elle balaye mes excuses du revers de la main.

- C'est juste que...  J'ai vu comment Murphy a détruit Bellamy, je l'ai vu et je n'ai rien pu faire. Je n'ai pas envie que ça soit la même histoire avec toi. Alors promets-moi que tu vas faire attention, d'accord?

- Promis, dis-je en essayant de sonner la plus convaincante possible.

   Je vois qu'elle ne me croit qu'à moitié, mais ça lui suffit pour éteindre la lumière et aller se coucher. Je fais de même, mais à peine ais-je fermé les yeux que je reprends mon téléphone pour vérifier si j'ai bien mis mon réveil. Avec tout ce qui s'est passé ce soir, rien n'est moins sûr.

   Sur l'écran s'affiche la petite enveloppe caractéristique de la venue d'un nouveau message. Je décide de l'ouvrir, vu l'heure qu'il est, je ne suis plus à quelques secondes près. Je m'attendais à ce qu'il soit de ma mère, de mon père ou à la limite de Jasper, mais loin de là.

   De: John Murphy

   moi aussi je t'aime bien

John Murphy » The 100 AUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant