Chapitre 53

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Fayetteville et ses deux cent mille habitants virent ainsi débarquer un gigantesque monster truck, aux alentours de vingt-trois heures. Le vert criard de notre carrosserie se refléta dans les vitres sombres des magasins lorsque Lolly se gara dans un grand centre commercial, devant un diner à la décoration années cinquante. Qui, malgré l'heure, était fermé.

— Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Rugit-elle en mettant le frein à main. On ne mange pas après vingt heures, en Caroline du Nord ?

— Quand la loi martiale n'est pas en vigueur, peut-être que si, relevai-je en désignant le camion militaire parqué un peu plus loin.

Un groupe de cinq ou six sous-officiers était en train de manger des burgers, dont l'emballage graisseux arborait le même logo que le restaurant, un grand cornet de frites rouges. Nous étions garés en-dessous d'un lampadaire, mais même sans cela il aurait été difficile de passer inaperçus. Un des hommes se détacha du groupe et marcha dans notre direction, son burger à la main. Les galons sur son bras m'informèrent qu'il était capitaine, et la balafre le long de sa joue m'apprit qu'il avait morflé. Elle remontait jusqu'à son oeil gauche, coupant la ligne de ses cils inférieurs en deux. Assorti à son regard bleu acéré et sa mâchoire creuse, elle lui donnait des airs de méchant Russe dans un James Bond.

Je descendis de la cabine et l'odeur du steak grillé me parvint juste avant ses premiers mots.

— Que faites-vous ici ? Demanda-t-il sans la moindre chaleur. Vous savez qu'il y a un couvre-feu ? Vous n'êtes pas censés circuler à cette heure-ci. Tout le monde est chez soi.

— Et notre chez-nous est à des kilomètres d'ici. Le mien est précisément dans l'Aspro, je suis le lieutenant Peter Jon Lucky, du corps des Navy SEAL.

Je lui adressai un bref salut militaire auquel il répondit d'un air méfiant.

— Jon Lucky, vous dites ? Ne bougez pas d'ici. Je reviens.

— Euh, avant ça, vous pourriez juste nous préciser où vous avez eu ces burgers ? Le diner a l'air fermé.

— On les a laissés ouvrir le drive, répondit-il en désignant un comptoir, sur le flanc du bâtiment. Pas sûr que vous passiez avec votre monstre par contre.

Il s'éloigna alors que je me demandais s'il avait fait de l'humour, ou s'il jugeait que j'avais vraiment eu besoin de cette précision. Je signalai à Lolly qu'elle pouvait aller nous chercher à manger, ce qu'elle fit dans un glapissement de joie, et attendis le retour du soldat.

Celui-ci souriait davantage lorsqu'il revint vers moi.

— Ok, vous avez bien l'air d'être vous, m'annonça-t-il sur le ton des félicitations.

— Quelle joie ! Ces derniers jours m'avaient un peu fait douter, répondis-je mi-figue mi-raisin.

— Ceci ne m'explique pas ce que vous foutez ici dans le Fossoyeur, par contre.

Je lui fis un rapide récapitulatif des derniers événements qui avaient émaillé nos vies, tandis que ses yeux s'écarquillaient jusqu'à ressembler à deux boules de billard brillantes. Ceci étirait étrangement sa cicatrice.

— Bah ça alors, souffla-t-il finalement.

Je me rendis compte que ses collègues s'étaient massés autour de nous, et le même étonnement parait leurs visages que dégageaient des coupes courtes. Mon égo s'en reput alors que je retrouvais un peu, au fond de leurs yeux, cette admiration que j'aimais voir autrefois chez mes subalternes. J'aimais cette sérénité qui me gagnait doucement lorsqu'ils plaçaient leur confiance en moi. Comme si, avec celle-ci, quelque chose de plus grand me protégeait et m'empêchait de faire les mauvais choix. Qu'ils me fassent confiance ne me paralysait pas, cela me donnait des ailes. Et présentement, j'aurais eu les deux ailes immenses d'un aigle royal s'il avait fallu donner des ordres pour sauver une princesse en détresse.

Z - Où tout commenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant