Chapitre 58

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J'avais machinalement suivi Lolly dans des rues que je ne connaissais pas. Les bosquets fleuris aux pieds des immeubles s'étaient succédés devant mes yeux alors qu'elle m'entraînait dans un quartier manifestement huppé. Les grilles en fer forgé qui longeaient les habitations étaient ornées de pignes torsadées et de palmettes finement ouvragées. Pas un papier ou une crotte de chien jonchait le trottoir, à peine souillé par les feuilles humides des hortensias tombés au sol. J'avais suivi Lolly le coeur et la tête vide, pourtant j'avais attrapé toute la beauté du lieu. Il était comme dans les films : propre, coquet, et tous les gens que nous avions croisé nous avaient souri poliment. Il ne manquait plus qu'un lévrier afghan me fasse une révérence, et j'aurais été prêt à me mettre à son service pour le restant de sa vie. Je lui aurais préparé du boeuf en sauce tous les jours, et nous serions morts obèses, proprement, sur un des beaux trottoirs de Washington DC.

Lolly finit par s'arrêter au pied d'un gigantesque hôtel, qui dominait de toute sa hauteur le carrefour passant sur lequel il était installé. Des colonnes art-déco encadraient l'entrée somptueuse, où s'affichait son nom en lettres d'or : Un certain Willard, dont je n'avais jamais entendu parler, et pour cause. Je n'avais pas pour habitude de dépenser mes salaires dans des palaces, et en dehors des célèbres Hilton, je ne savais pas citer d'hôtel luxueux. Forcément, Lolly et sa Bugatti Veyron étaient des initiés. Elle répondit poliment au portier lorsqu'il lui ouvrit la porte, et entra dans la somptueuse cour avec sa démarche assurée. Elle savait parfaitement où aller et son regard, contrairement au mien, ne se promenait pas tout autour, avide de se gorger de toute cette beauté. D'immenses palmiers répandaient leur ombre sur nous, près de fontaines où s'étiolait une eau cristalline. Les mosaïques, piquées d'or, matérialisaient sous nos pieds le chemin jusqu'au comptoir de la réception. Nous nous y engouffrâmes, Lolly se dirigeant vers une jeune femme aux cheveux aussi roux que les siens. La fille leva les yeux de son ordinateur et lança avec déférence :

— Bienvenue, Madame Foster. C'est un plaisir de vous revoir au Willard.

Un foulard écarlate entourait son cou gracile, mettant en valeur à la fois son chignon couleur de feu et son décolleté au bronzage discret. Elle était sublime, parfaitement maquillée, et darda ses grands yeux bleus vers moi avec le même sourire poli. J'eus l'impression qu'elle était à l'image du Willard, luxueuse et largement trop bien pour moi. Et finalement, Lolly, malgré ses vêtements sales, appartenait exactement au même monde.

Je baissai les yeux vers mes chaussures. Pas toutes neuves, usées et couvertes de poussière texane. En-dessous s'étiraient les cercles concentriques de la mosaïque, dont les couleurs vives offraient un contraste saisissant avec le cuir fatigué de mes baskets. Un sentiment amer commençait à tapisser le fond de ma gorge, comme un nuage lent recouvre le soleil. Je n'écoutai même pas Lolly qui s'enregistrait et me contentai de la suivre machinalement lorsque je remarquai que ses chevilles s'éloignaient. La réceptionniste regardait dans ma direction mais je n'eus pas le courage de tourner la tête vers elle. J'avais peur d'y lire son incompréhension : que faisait un type comme moi dans cet hôtel sublime, avec une cliente aussi riche ? J'étais le nouveau garde du corps ? Le cinq-à-sept de dix heures du matin ? C'était peut-être ce qu'elle se disait.

Nous gardâmes le silence dans l'ascenseur qui nous conduisait au dixième étage. Le papier peint dans la cabine était d'un gris profond, agrémenté de bandes argentées où venait ricocher avec élégance la lumière de spots dorés. Sous cette lumière douce, Lolly était magnifique. Une beauté à couper le souffle que j'avais encore l'impression de découvrir pour la première fois. Elle regardait obstinément devant elle, me laissant voir les crispations de sa fine mâchoire. Je lui jetai un regard de chien battu, assorti du petit sourire du gars qui sait qu'il vit ses derniers instants de grâce. Elle me mettait dans tellement d'états contradictoires que c'en était épuisant. Il suffisait de l'éclairage tamisé d'un ascenseur pour que je me souvienne de ce qui m'avait rendu amoureux. Sans plaisanter, cette fois.

Z - Où tout commenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant