Epilogue

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Le pain sauta hors du grille-pain et atterrit à quelques centimètres de la cafetière. Je lâchai mon roman, dans lequel Stephen King racontait l'assassinat de Kennedy, et me dirigeai vers la petite cuisine ouverte de mon appartement. Je contournai le bar, saisis le morceau de pain et allumai la radio. Des voix françaises s'élevèrent aussitôt dans mon studio, et je parvins à happer quelques mots désormais familiers.

Je saisis le pot de beurre de cacahuète, minuscule mais dont la saveur inimitable me rappelait la maison. C'était l'un des rares fragments de ma culture Américaine que je m'étais autorisé à emporter outre-Atlantique, dans ce studio que je louais pour quelques centaines d'euros près de Nantes. D'abord, j'avais recherché la famille de Vincent, de l'autre côté du pays. J'avais apporté à sa mère des nouvelles de son fils et avais reçu une gifle en retour. Une gifle, pour lui avoir annoncé avec mon air contrit que son fils était mort dans les locaux de la Foster Corporation à Washington. J'avais mis ça sur le compte de la douleur, et puis elle s'était écartée et une voix familière avait prononcé mon nom.

La joie que j'avais ressentie en découvrant Vincent, le bras plâtré, était parfaitement indicible. Trois balles avaient criblé son corps, mais il avait feint la mort dès la première et les mercenaires n'avaient pas fait leur travail consciencieusement. Alors il avait agonisé, appelé les secours, et après douze heures de bloc on avait appelé ses parents pour leur dire qu'il était hors de danger. Il était rentré en France quelques mois plus tard, et sa mère m'avait collé une baffe un beau matin de printemps. J'avais essayé d'avoir des nouvelles de Rick, mais sans succès. Je ne savais pas où il habitait précisément, et trop de personnes portaient le même nom que lui au Texas. Je ne perdais pas espoir et m'étais juré d'aller le chercher la prochaine fois que je rentrerais à la maison. Edwin, en revanche, répondit à la lettre que j'avais envoyée chez sa tante et était en pleine forme. La mort de Gerry l'avait bouleversé et il venait de s'engager dans les Marines. Imaginer mon métalleux maigrelet dans l'armée m'avait arraché un sourire, et une bouffée de fierté aussi. 

Depuis, je n'avais pas quitté la France. Sanchez et les sous-marins avaient fini par fuir au Canada, le temps que la situation aux Etats-Unis s'apaise. J'avais fini par quitter l'armée, quitter mon pays, et tout recommencer ailleurs. Pour l'instant, la chance me souriait. Un job dans une salle de gym me permettait de grogner des mots d'encouragement à des dizaines de gens en quête d'estime de soi chaque jour, et j'étais surpris d'apprécier cet univers aux survêtements saturés de couleur. Finalement, les t-shirts étaient aussi moulants de chaque côté de l'océan, et les yeux tout autant rivés sur les immenses miroirs. Mais j'avais bon espoir d'améliorer assez mon français pour viser autre chose. La garde rapprochée, peut-être. L'action avait tendance à me manquer et le naturel, à revenir enfin au galop.

Lolly était morte à la fin de ce joli printemps. A peine six ou sept mois après que je l'avais déposée au laboratoire de la Foster, j'avais entendu à la radio qu'un homme s'était jeté sur elle pendant une conférence de presse. Il avait sorti un flingue, et aussi simplement que ça, avait mis fin à ses jours. L'article disait qu'il n'avait pas supporté de perdre sa femme et ses trois enfants dans l'épidémie liée au Bélligétazen, et il avait fait ce dont avaient rêvé des milliers d'autres Américains. Avant ça, Lolly avait dévoilé toute l'affaire à la presse et engagé sa fortune personnelle dans la recherche d'un vaccin. Elle s'apprêtait à démissionner de la Corp. lorsqu'il l'avait tuée. La Foster Corp., d'ailleurs, avait changé de nom quelques temps plus tard, et des premiers antidotes avaient vu le jour. Aujourd'hui, le sujet avait déserté les Unes des journaux, mais je jetais un oeil de temps en temps sur Internet et l'épidémie semblait maîtrisée. Le nombre de nouvelles infections s'était stabilisé et comme je l'avais imaginé, le Président s'était félicité de cette victoire sur la vie, une main sur le coeur, une larme dans les yeux.

Apprendre que je ne reverrais jamais plus Lolly avait été comme un coup de poignard en plein coeur. Je n'avais connu aucune autre fille après elle, parce qu'aucune autre ne me semblait aussi colorée. Aussi vivante. Aussi chiante et désespérément belle. J'avais appris la nouvelle il y a vingt-quatre jours, et je les comptais depuis. C'était le premier Mai et je me souviens qu'il faisait un temps radieux. Je rentrais de la plage, couvert de sueur et d'iode, et en m'asseyant dans ma voiture j'avais entendu ces quelques mots à la radio. Son nom, puis quelques mots de français que je connaissais trop bien et qui m'avaient coupé le souffle. Je m'étais précipité sur mon téléphone, et CNN avait confirmé ce que j'avais eu peur de comprendre.

C'était le premier Mai et nous étions désormais le vingt-quatre.

Il faisait un temps radieux et en étalant une épaisse couche de beurre de cacahuète sur mon pain, je songeai qu'un détour par l'océan me ferait du bien. J'aimais profondément la mer à l'aube, c'est là qu'elle était la plus sincère. La plus brute, pure, seulement accaparée par quelques surfeurs en adoration devant ses flux et reflux. Je songeai à ma jolie rousse et savourai les premières gorgées de mon café chaud.

La sonnette de l'interphone retentit et je sursautai. J'étouffai un juron en ramassant la tartine qui m'avait échappé des mains. Recevoir de la visite à six heures du matin un samedi était pour le moins rare, et je me demandai si les facteurs Français travaillaient déjà à cette heure-ci.

Je m'essuyai les doigts sur un torchon et me dirigeai vers la porte. Elle n'avait pas d'oeilleton, aussi je l'ouvris d'un grand geste et découvris la personne qui m'attendait sur le seuil.

Mon coeur manqua un battement, puis en produisit tout un tas d'autres de façon complètement désordonnée alors qu'une vague de bonheur et d'incompréhension mêlées déferlait sur moi.

Elle planta un poing sur sa hanche et pencha la tête sur le côté avec un sourire narquois.

— La France, Luck ? Sérieusement ?

Z - Où tout commenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant