9ème Fragment

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L'air est frais, c'est un endroit qui ne voit pas beaucoup le soleil de la journée : en fin d'après-midi à la mi-saison, c'est carrément glacial. C'est le dernier de mes soucis en ce moment, mais ça me fait prendre conscience que mes vêtements sont baignés de sueur. Quelque part dans un des bâtiments alentours, un bébé pleure sans s'arrêter, ce qui fait aboyer un chien. C'est une bande-son parfaite pour ma vie en ce moment-même. 

A propos de bande-son... je sors mon téléphone et je vais dans le menu. L'icône écho est toujours entre lecteur audio et jeux, à la place de téléchargements. J'ai écouté de la musique ce matin en allant en cours, donc j'aurai dû remarquer l'intrus tout de suite. C'est apparu dans la matinée ? Non. Je me rappelle maintenant que j'ai lancé la musique depuis l'accueil sans passer par le menu, donc ça a très bien pu apparaître avant ça. Hier ? Je repense à mon réveil étrange cette nuit et je secoue la tête. Il ne peut pas y avoir de rapport... Si ? 

Bon. Si je commence à faire des liens là où il n'y en a pas, ça ne va pas aller. Mais quand même, ca fait beaucoup de choses bizarres en très peu de temps. Machinalement, je sors de mon sac le dessin d'Hayat. Il me semble... différent. Je n'y vois plus la créativité et l'élégance qui m'avaient séduite à midi. On dirait plutôt les gribouillages d'une cancre qui bousille sa vie à ne rien faire. Comment ai-je pu être aussi aveugle jusqu'à présent, à vivre comme ça dans un petit monde idéal ? A tout voir en rose, à trouver des excuses à tout le monde ?

"Tu commence à voir les choses telles qu'elles sont. C'est le premier pas."

Je relève la tête brusquement : un inconnu est là, face à moi. Je ne l'ai pas entendu arriver. Il porte des vêtements à l'ancienne, avec un long manteau et un chapeau haut de forme. Il a des cheveux poivre et sel lissés en arrière qui remontent un peu sur la nuque, un visage fin et pointu, et il tient une longue canne en bois noir avec un pommeau en verre ou en cristal un peu craquelé, de vieillesse sans doute. Son intrusion m'a ébranlée, j'en oublie mes manières... et je ne suis pas d'humeur. 

"Vous êtes qui ?"

Il me fait un sourire pincé.

"Je suis monsieur Shard."

Il a un léger accent et une voix raffinée.

"Vous êtes anglais ?"

"Il y a longtemps."

Drôle de réponse. Je me tais pour lui faire comprendre que je voudrais être seule mais il s'assied à côté de moi et pose son chapeau sur ses genoux. Tous mes sens sont en alerte ; je sais ce qui peut arriver aux jeunes femmes seules comme moi en compagnie d'un inconnu. Je regarde le bout de la ruelle : je peux y courir en quelques secondes. Malgré ses cheveux poivre et sel il n'a pas l'air particulièrement âgé, je ne peux pas être certaine qu'il soit moins rapide que moi, mais si je le prends par surprise...

"Tu m'as l'air d'une jeune fille troublée, Diane."

Là, je me lève brusquement et je recule sans le quitter des yeux. Je devrais m'enfuir, tout de suite, et tant pis pour mon sac.

"Comment vous connaissez mon nom ?"

Il me fait le même sourire que tout à l'heure, et ne bouge pas de là où il est. Il n'a vraiment pas l'air menaçant, mais c'est ça un prédateur, non ? Ou bien je suis en train de devenir complètement parano à cause de midi ?

"C'est ce qui t'étonne le plus dans la journée que tu viens de vivre ?"

Ok. C'est vraiment trop louche, tout ça, on est dans la Quatrième Dimension ou quoi ? (Oui, me répondrait Marion, vu que c'est le Temps. Sale petite je-sais-tout.) Qui est ce type ? D'où sort-il mon nom ? Comment sait-il que je passe une drôle de journée ? Non, il ne peut pas être...

Je pose une question dont je suis certaine de la réponse. "C'était vous, dans la cabane. Vous êtes un fantôme."

Je sais, c'est une explication complètement dingue, mais je n'ai pas rêvé, bon sang, je n'ai pas rêvé ce qui s'est passé à midi ! Et voilà ce bonhomme qui sort de nulle part, qui a l'air de savoir ce qui s'est passé, qui connait mon nom... Mr Shard me fixe intensément, son regard transperce le mien et creuse un trou brûlant à l'arrière de mon crâne. 

Sa réponse, quand elle arrive enfin, me prend par surprise.

"Non."

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