Les gens se retournent sur mon passage pendant que je dévale la rue du quartier résidentiel modeste blotti au pied des HLMs. Je ne m'arrête pas, je ne peux pas, je ne dois pas. Comment est-ce que je sais que Shard est après Hayat ? Je ne peux pas en être sûre, mais ca me semble logique. Il ne m'a pas eue, et malgré ses manières courtoises il doit être furieux, surtout si son peuple est vraiment associé aux sentiments négatifs comme l'a dit Reflet. Je ne sais pas pourquoi il n'a pas passé cette colère sur moi à midi, quand j'étais à nouveau ensorcelée pour lui faire confiance sans poser de questions. Mais je lui ai offert Hayat sur un plateau en lui parlant du malaise entre nous.
Le temps d'arriver devant la maison d'Hayat, la pluie s'est mise à tomber et je remonte la capuche de mon hoodie. Tout est allumé et des ombres bougent derrière les fenêtres du salon. Pas de cris, rien d'anormal. Un frisson de soulagement parcourt agréablement mon corps, et je sonne en m'autorisant un sourire. Un rideau tiré cède la place au visage de Nouri, qui me fait un signe de main et disparaît le temps d'aller ouvrir la porte.
Il m'accueille avec un "Salut Diane, ca va ?" gauchement énamouré, mains dans les poches de son pantalon.
"Coucou, Nouri, tu crois que je peux monter parler à Hayat ou je vais me prendre un truc à la figure ?"
Il sourit et hausse les épaules. "Non tu crains rien, elle est pas là. Viens, rentre, il pleut."
Je ne bouge pas. Une main froide me caresse lentement l'échine du bout des doigts.
"Sérieux ? Et tu sais où elle est ?"
"Nan. Elle est partie y'a pas longtemps pour marcher un peu."
Non. Non non non non non. Déjà que je ne pensais pas que sa maison serait totalement sûre, si en plus elle est dehors toute seule...
"Vu le temps elle va pas tarder à revenir, viens l'attendre à l'intérieur !" Insiste Nouri.
Il m'a sans doute vu perdre des couleurs car il grimace.
"Elle était fâchée contre toi tu sais. Mais si tu veux aller à sa rencontre..." Il hésite. "Elle doit être au parc. C'est toujours là qu'elle va."
Je lui prends les épaules.
"Merci Nouri. Merci."
Je m'élance à nouveau dans la rue, cette fois en direction du petit parc du quartier. Nous y avons beaucoup joué quand nous étions gamines et que ma mère m'emmenait passer l'après-midi chez elle. De nos jours il ne sert que de rappel constant de ce qui a été perdu. Les structures se sont salies, érodées, et la peinture appliquée régulièrement par des employés municipaux peu motivés ne suffit pas à masquer la déchéance de l'endroit.
La pluie s'est intensifiée et des éclairs zèbrent maintenant le ciel gris. Je cours en fouillant le parc des yeux et en appelant le nom de mon amie à travers les grondements du tonnerre. Finalement je repère une grande silhouette misérable, assise le dos courbé sur une balançoire, immobile sous la pluie torrentielle ; les longs cheveux ondulés d'Hayat, d'habitude si beaux, sont plaqués sur ses épaules comme des algues dégoulinantes, et ses vêtements sont devenus fripés, informes, et luisent de toute l'eau qui lui tombe dessus.
"Hayat ! Hayat !"
Elle ne se retourne pas. J'avance vers elle ; soudain, l'image de Reflet apparaît dans une grosse flaque non loin de moi et je l'entends me crier "Attention !" Je pivote. L'instant d'avant, il n'y avait rien : mais entre un éclair et le suivant, Shard se tient derrière moi, et sa canne me frappe violemment l'épaule avant que je n'ai pu réagir, me faisant glisser au sol.
"Tssk tssk, petite Echo récalcitrante" dit-il avec un sourire en levant à nouveau sa canne. Elle heurte le sol avec un bruit sec quand il l'abat sur moi, mais j'ai roulé hors de sa trajectoire.
"Pourquoi fais-tu ça ?" Dis-je en me relevant frénétiquement pour éviter son prochain coup.
Il me regarde avec l'attitude d'un prédateur jouant avec sa nourriture : j'ai déjà vu Damien le faire assez souvent pour savoir ce qui m'attend.
"Tuer ton chat n'était pas suffisant pour te faire sombrer, de toute évidence" répond-il en élargissant lentement son sourire. "Alors peut-être que t'arracher ta meilleure amie fera l'affaire." Il incline la tête vers les balançoires. "Et si ce n'est toujours pas le cas... Elle fera un excellent lot de consolation." Shard glousse. "Sa force de caractère ne nous aurait jamais permis de la soumettre, mais grâce à toi..."
Je crie d'angoisse. Ce que j'ai pris tout à l'heure pour les vêtements trempés et luisant d'Hayat sont en fait une demi-douzaine de Limaces qui lui grimpent lentement le long du corps.
"Tu lui as déjà brisé le cœur, une seule suffirait" remarque Shard en avançant vers moi. "Mais pourquoi bouder son plaisir ?"
En l'évitant, je m'élance vers mon amie : inhumainement rapide, Shard me fauche les jambes et je m'étale sur le dos, un goût de sang dans la bouche. J'ai mal partout. Mais je ne peux pas abandonner Hayat ! Je veux me relever, et mon adversaire plaque un pied sur ma poitrine. Dressé au-dessus de moi sur fond d'orage, la silhouette de Shard semble s'allonger démesurément.
Le visage renversé en arrière, je vois Hayat à travers mes larmes mêlées de pluie. Si loin... trop loin. Quelque chose fait mollement basculer sa tête de côté et m'offre une vue de son profil.
Impuissante et brisée, je sanglote à la vue d'une première Limace qui termine de se glisser entre ses lèvres.
J'ai tout perdu.
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Échos
FantasyLes choses ne sont pas toujours ce qu'elles semblent être. Diane, une lycéenne comme les autres, découvre un jour la face cachée de son petit monde. Maintenant la question est : que compte-t-elle faire à ce sujet ?