26ème Fragment

51 9 0
                                    

Au lycée, le récit de mon altercation avec Emilie s'est répandu comme une traînée de poudre, toujours plus déformé à mesure qu'on le répète. Ce n'était qu'une paire de claques, mais le temps d'entrer en cours on croirait qu'on s'est battues nues dans la boue avec des katanas. Ca c'est la version qui circule parmi les garçons à travers Ludovic, qui parvient à servir à la fois un fantasme sexiste et raciste, sans parler du fait que je suis chinoise par mon père, pas japonaise, et les katanas c'est chez eux, pas chez nous... Mais j'imagine que tout ça se retrouve dans le panier "asiatique", pas vrai ? Je laisse presque passer la chose mais au final, non, ça m'agace et aujourd'hui je suis gonflée à bloc. Je fais irruption dans leur groupe ; les garçons accueillent mes reproches avec des sourires gênés et s'excusent.

"N'empêche, tu devrais faire attention" dit Ludovic, assez honteux, en essayant sans doute de se rattraper. "Emilie est vraiment furax, t'as pas idée."

"Bah je l'attends", dis-je en fronçant les sourcils. "Mais qu'est-ce que tu veux qu'elle fasse ?"

À côté de Ludo, Ahmed rigole. "Dis donc t'as peur de rien" dit-il avec un air admiratif. 

Je lui rends son sourire un peu distraitement et les quitte pour chercher Hayat. On est presque rentrés, là, on n'attend plus que le professeur, où est-elle ? Quelqu'un arrive à ma hauteur. Hayat ! 

Non. Pas Marion non plus, et Dieu merci pas Emilie. C'est Julie, le teint un peu rouge, qui jette des regards par-dessus mon épaule en permanence.

"Diane ? je voulais te demander, heu, tu le connais bien, Ahmed ?"

Julie est folle de lui mais n'ose pas lui dire, c'est un secret de polichinelle pour la plupart des filles de la classe. Je comprends : elle vient de me voir échanger trois mots avec lui et ses copains, donc forcément...

"Bof, un peu du collège. Pourquoi ?"

Je sais pourquoi bien sûr, mais je ne veux pas lui faire honte en lui montrant que tout le monde est au courant pour ses histoires de cœur.

"Ben, tu vois, je me demandais s'il avait, heu, une copine et tout ça." 

Elle gigote d'un pied sur l'autre et regarde le sol. Bon, c'est vraiment trop dur à voir. On ne se parle pas particulièrement elle et moi, mais c'est vrai que je suis plus à l'aise que d'autres pour traîner avec les garçons. Et comme je ne suis pas de son groupe d'amies...

"Ecoute, je peux essayer de me renseigner si tu veux."

Julie relève la tête. "oh c'est vrai ? Ca serait super sympa ! Mais tu lui dis rien hein ?" Ajoute-t-elle paniquée. "Enfin si tu arrive à savoir ce qu'il pense de moi, mais sinon t'es discrète d'accord ?"

Je lui tapote le bras avec un sourire apaisant "Oui oui, t'en fais pas, je te dirais."

Elle hoche la tête et retourne vers ses copines, non sans m'avoir dit d'abord, avec hésitation, "T'as bien fait pour Emilie. Fallait vraiment qu'elle se calme celle-là". 

On dirait que je suis devenue l'héroïne de la classe, et j'espère que c'est temporaire parce que je n'ai jamais été du genre à aimer le feu des projecteurs. Ce n'est pas pour rien que je me suis retrouvée amie avec la discrète Marion et Hayat l'antisociale ! 

D'ailleurs, à propos d'elle, mon cœur se serre quand je vois le prof arriver. Hayat n'est pas là. Elle n'est pas venue. Et pas besoin d'être un génie pour deviner pourquoi. Je ne m'y attendais pas, tout allait si bien. Je sens la présence de Marion et je lui prends la main.

"Ca ira" me souffle-t-elle. "On l'a déjà vue bouder. Appelle-la ce soir ou va la voir."

Elle a raison, mais c'est quand même la mort dans l'âme que je vais m'asseoir à ma place habituelle. 

Peu après le début du cours je reçois un papier recouvert de menaces et de vulgarités. Je tourne la tête vers Emilie qui me fixe avec un air de bouledogue enragé à peine retenu par sa laisse. Sans la quitter des yeux, je me force à imiter ce que ferait Hayat : en me protégeant les doigts avec son mot d'amour, je détache un vieux chewing-gum collé sous la table et je malaxe le tout devant elle en lui présentant le majeur de l'autre main. La sensation est assez désagréable, surtout l'odeur ravivée du chewing-gum tiède (comment Hayat peut-elle faire ce genre de truc sans soucis ?), mais ça a l'effet escompté ; Emilie grimace de dégoût et détourne le regard.

Hayat, toujours Hayat. Le siège à côté de moi me semble affreusement vide, et je passe la matinée dans la déprime, l'exultation de ma victoire bien lointaine, ne relevant la tête que lorsque Marion se retourne parfois pour me faire un sourire d'encouragement.

ÉchosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant