12ème Fragment

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À la maison, ma mère nous attend, folle d'inquiétude. Elle était rentrée tôt du journal, il n'y avait plus rien d'urgent... Elle comptait nous faire une surprise : sur la table de la cuisine trône un sac de courses avec de quoi se préparer une raclette. Je n'ai pas envie de manger. Pas envie de regarder la télé. Pas envie de parler avec mes parents, qui tentent de me réconforter comme si j'étais encore une gamine. Je m'excuse de manière assez brusque et je monte dans ma chambre. Choquée par mon attitude, ma mère essaye de me retenir, mais mon père l'arrête en secouant la tête.

Je claque et verrouille la porte derrière moi et me jette sur mon lit. Il y a une bosse sous mon torse : Monsieur Pacha me regarde de ses yeux de plastique. J'ai envie de le serrer contre moi mais au lieu de ça je le jette à travers la pièce. Toujours incapable de verser une seule larme, je donne des coups de poing dans le mur. Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? J'ai l'impression d'être en train de brûler lentement. Finalement je m'allonge sur le dos, dans le noir, et je fixe le plafond. Mon portable sonne : je l'éteins et le jette dans un coin lui aussi.

Dans le silence de ma chambre, j'entends tout ce qui se passe dans la maison. Ca sonne : c'est le téléphone du salon. Ma mère discute deux minutes avec la personne au bout du fil puis j'entends ses pas dans l'escalier. Quand elle frappe doucement à ma porte, je fais le mort.

- Diane, ma chérie... C'est Hayat. Elle veut te parler.

- Pas moi !

- Je sais que tu vas très mal, mais c'est ta meilleure amie. Parles-lui s'il te plait.

- Non !

C'est là que ma mère fait ce qu'elle ne fait jamais : elle utilise sa clef pour pousser la mienne hors de la serrure et ouvre la porte sans ma permission. Je n'ai pas la force de me lever pour l'en empêcher. Elle regarde Monsieur Pacha par terre et reste quelques instants debout au pied de mon lit, puis me tend le téléphone. Quand je ne le prends pas, elle soupire et le pose sur les draps avant de repartir.

- Diane...

Même sans avoir l'oreille contre le combiné, j'entends qu'Hayat a une voix misérable. Je grogne et l'empoigne.

-...Allô.

- Diane, ta mère m'a dit pour Damien...

- Qu'est-ce que ça peut te faire ? C'était pas ton chat.

Silence choqué. Je l'entends déglutir.

- Je suis désolée, je sais vraiment pas quoi te dire.

- Bah c'est pas compliqué, ne dit rien.

Je la connais assez bien pour sentir sa colère qui monte à chaque rebuffade. Je me dis vaguement que j'exagère un peu, mais les mots sortent tous seuls.

Elle explose :

- Je sais pas ce que t'as aujourd'hui ! Depuis midi t'es devenue... t'es infecte, Diane ! Tu sais que Marion est partie du lycée en pleurant ? Et cette fois, c'était pas à cause des autres grognasses ou des garçons qui se foutent d'elle, c'était à cause de toi !

- J'ai pas de leçons à recevoir, Hayat ! Certainement pas de toi en tout cas !

Ça y est, cette fois je suis allée trop loin. Et je ne peux pas m'arrêter.

- Je peux savoir ce que ça veut dire ?

Son ton est lent, dangereux.

- Ca veut dire, retourne torcher ton petit frère au lieu de me faire la morale ! Ou de faire tes devoirs, d'ailleurs !

Ma respiration se bloque dans ma gorge et je m'étouffe. Qu'est-ce que je viens de dire ? Je suis plus en colère que je ne l'ai jamais été, mes pensées sont incohérentes, je vois tout à travers un voile rouge, mais dire ça à Hayat... Même si je suis furieuse contre elle... C'est affreux, non ? Je n'en suis pas sûre. Mais si, c'est immonde ! Comment je peux même en douter ?

Elle ne dit rien non plus. J'entends son souffle au bout du fil, puis soudain un gargouillement que je reconnais confusément comme le début d'un sanglot, et elle raccroche. Je fixe le combiné avec horreur, je le jette loin de moi comme s'il m'avait mordu, et il tombe dans les ténèbres de ma chambre.

Je ne respire toujours pas. Je cherche à avaler de l'air, je me griffe la gorge, le rouge de ma vision disparaît pour devenir du noir... Je me sens partir... Et brusquement, alors que j'ai presque perdu conscience, je me plie en deux de douleur. Puis j'ai un haut le cœur et je vomis. De ma bouche jaillit une bile noire et épaisse qui se répand sur mes draps.

De la bile noire qui révèle, disséminés dans sa texture comme d'impossibles et obscènes grumeaux, une grosse dizaine d'éclats de verre.

ÉchosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant