16ème Fragment

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L'inconnue se tient à l'endroit où une personne saine d'esprit ne devrait voir que son propre reflet. Je ne suis visiblement plus concernée par cette loi indiscutable, et ca m'inquiète quand même beaucoup. Derrière elle, ce n'est pas non plus un reflet de notre salle de bain ; je reconnais une pièce dont les fenêtres sont fermées par des voiles qui ondulent doucement. Je sais que j'ai déjà vu ça quelque part, et très récemment en plus, mais ça m'échappe.

L'apparition n'a rien de commun avec moi. Je suis métissée chinoise du côté de mon père, ce qui se voit immédiatement à mes yeux et mes cheveux noirs et lisses : la femme qui me rend actuellement mon regard, en revanche, n'a rien d'une asiatique. Elle n'a pas vraiment d'ethnie définissable, à vrai dire. Ses traits fins et son air décidé ont une qualité presque inhumaine, je ne suis même pas sûre qu'on puisse parler d'ethnie, à la réflexion. Pas d'une quelconque culture humaine, en tout cas (mais qu'est-ce que je raconte ? C'est quoi, alors, une alien, une elfe ?)

Là où je suis de taille et de corpulence banale, elle est grande et avenante. Alors que ma coiffure simple n'amène personne à se retourner sur mon passage, elle arbore une crinière foisonnante qui tombe dans son dos comme une idole rock qui se serait trompée de décennie (ou qui viendrait du Japon).

La femme a l'air de luire faiblement, ce qui rend ses contours indistincts. Certes, c'est étrange, mais elle est dans un miroir à la place de mon reflet, donc "étrange" devient quelque chose d'extrêmement relatif. Elle commence à me parler sans qu'aucun son ne traverse la barrière qui nous sépare (un miroir, Diane, c'est un miroir). J'approche la main de la surface froide qui ne peut, qui ne doit, qui ne devrait rien faire d'autre que renvoyer mon reflet, mon reflet et rien d'autre.

Elle fait de même, nos doigts se rapprochent, je...

"Diane ! C'est toi ?"

Dans le miroir je vois ma mère qui entre dans la pièce, l'inquiétude peinte sur son visage fatigué. Dans le miroir ? Ah, oui, il est brusquement revenu à la normale.

"Ma chérie, il est tôt, est-ce que tout va bien ?"

La fin de sa phrase, je ne fais que la deviner : elle s'est arrêtée à est-ce que, avant que ses yeux ne tombent sur mes bras meurtris.

"Qui t'as fait ça ?" Son ton devenu dur exige une réponse. "Diane, qui t'as fait ça ?"

Mon esprit file à toute vitesse. Si j'hésite trop elle va savoir que je mens. Je prends un air piteux pour gagner du temps, lui faire croire que c'est en fait de l'embarras.

"Hier en rentrant du lycée, il y avait des chats rue Jean Jaurès. J'ai voulu les caresser, j'ai trébuché comme une andouille et ca leur a fait peur. Il m'ont grimpé sur les bras et m'ont déchiquetée." J'ai mis toute ma honte dans ce mensonge, toute la réticence possible. "C'était vraiment stupide, je voulais vraiment pas en parler."

J'attends. Je vois presque les rouages tourner dans sa cervelle. Cette cervelle de journaliste d'investigation entraînée à interviewer les gens, à écouter ce qu'ils disent et à déduire ce qu'ils ne disent pas. Elle est en train d'analyser ce que j'ai dit, d'en examiner les forces et les faiblesses. Ca m'est arrivé en rentrant du lycée ? Comment mon père et elle ont pu rater ça ensuite ? La crise avec Damien, d'accord. Personne n'était vraiment dans son assiette. Et j'avais des manches longues. Mais ensuite ? Dans la chambre ? Bon, il faisait sombre, et là encore, mes bras n'étaient pas le centre de son attention.

Finalement son visage se cale sur une certaine expression et n'en bouge plus. Aïe. Le doute. En voyant ça, c'est comme si je me souvenais soudain que je n'ai jamais su mentir à ma mère. Pas comme ma soeur, oserais-je ajouter. Je ferme les yeux et me prépare à l'inévitable, l'implacable questionnement qui me fera craquer. Et je ne sais vraiment pas comment elle va prendre la vérité, vu que je n'y crois pas moi-même.

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