27ème Fragment

52 7 3
                                    

À midi je sors de classe avec Marion, le moral qui s'améliore un peu à l'idée de manger. Dans le couloir, je repère le groupe de Vanessa et d'Emilie qui stationne devant les escaliers de droite. En faisant mine de ne pas les voir, je tourne à gauche d'un air naturel pour prendre les escaliers de l'autre côté. Je n'ai pas peur d'elles, je crois l'avoir amplement prouvé, mais je ne suis pas d'humeur pour un nouveau match aussi vite.

"Tu crois qu'elles vont se lasser ?" me demande Marion qui les a vues elle aussi.

"Je sais vraiment pas" dis-je en haussant les épaules. "C'est nouveau pour moi tu sais. Des fois j'espère qu'elles vont recommencer, histoire de pouvoir les remettre encore en place, mais en même temps, ca pourrait m'attirer des ennuis... Même Hayat n'y est jamais allée aussi fort, je sais vraiment pas ce que je risque." Je lui souris. "Je préférerai éviter de l'apprendre, et mes parents aussi je pense."

Elle est surprise quand je refuse catégoriquement d'aller à la cabane. Je trouve le parfait mensonge et je prétexte que l'absence d'Hayat me ferait trop bizarre. L'excuse lui convient et on va plutôt s'installer à notre autre endroit, celui qu'on avait avant de découvrir la cabane : en haut des escaliers du bâtiment de cinéma et d'arts plastiques. C'est en bout de couloir, juste sous une fenêtre, et on n'y gêne personne car les portes des classes commencent plus loin. On ne discute pas trop en mangeant, toutes les deux perdues dans nos pensées.

Le repas terminé, Marion se lève et s'époussette la jupe.

"Je fais un saut en salle des profs" me dit-elle, "je dois donner quelque chose à madame Vidal. Tu reste là ou tu bouge ailleurs ?"

Ah oui, c'est vrai, elle m'a dit avoir oublié de rendre un devoir pour son option latin. Je soupire, la douce lumière du soleil me réchauffant agréablement le crâne depuis la fenêtre.

"Je vais rester là je crois, on est bien."

"D'accord, je te retrouve ici tout à l'heure."

Elle s'en va, son devoir à la main, me laissant seule avec moi-même. Le ventre plein, je me sens mieux : le choc de la matinée de classe est passé. Ce soir j'irai sonner chez Hayat, et si elle ne veut toujours pas me voir je suis sûre que Nouri acceptera de transmettre un message. 

Je compose son numéro sans trop y croire, et j'écoute son répondeur avant de raccrocher sans laisser de message. Pas besoin, ce soir je vais la voir et j'arrange tout, ou demain vendredi si elle m'évite ce soir. Au pire du pire, ce week-end... Pas question de laisser durer plus que ça.

"Un problème, miss ?"

Encore une fois, je ne l'ai pas entendu arriver. Je relève la tête vers Mr Shard, toujours impeccablement vêtu de son costume d'un autre siècle. Il fait vraiment tache dans ce décor de sol en linoleum gris et de murs peints en jaune. Son apparition ne me surprend guère, maintenant que je suis au courant des secrets du monde.

"Ca va, je survis".

Il pose son chapeau haut-de-forme sur le rebord de la fenêtre et me regarde, m'invitant à en dire plus. Contente de pouvoir parler à quelqu'un d'autre sans avoir à mentir, je le mets au courant des événements qui ont suivi notre rencontre. Il écoute tout, l'air grave, ses yeux brillent dans les moments-clefs. Je raconte comment j'ai expulsé la Limace, ma rencontre avec Reflet, le Monde-Brisé, les deux étranges énergumènes, le choix que j'ai à faire...

"Et elle n'a rien pu te dire de plus ?" me demande Shard en se tapotant le menton du pommeau de sa canne. Le verre fracturé dont il est orné fait jouer la lumière de la fenêtre.

"Non... Elle a perdu la mémoire."

Il hoche la tête et regarde le téléphone dans ma main.

"Et voilà donc le Talisman."

Je souris. "Pour l'instant c'est surtout un téléphone, mais je n'arrive pas à appeler celle que je veux."

Je lui raconte pour Hayat. Notre dispute sous l'influence de la Limace, son absence d'aujourd'hui. Lorsque j'ai fini, Shard reste pensif un moment, puis soupire.

"Je comprends que tu sois préoccupée, c'est bien normal. Quelle tristesse, les gens qui ne sont plus eux-mêmes."

D'un mouvement du poignet, il consulte sa montre au cadran brisé puis fait quelques pas en arrière en remettant son haut-de-forme. Il me salue et commence à descendre les escaliers : sa silhouette se dissipe un peu plus à chaque pas.

"Reflet a eut de la chance."dit-il avant d'avoir tout à fait disparu. "Tu es une jeune femme très forte".

ÉchosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant