11ème Fragment

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Je prends le chemin pour rentrer, amère, les mots de l'homme de la ruelle me tourbillonnant dans la tête. Voir le monde tel qu'il est ? M'en libérer ? Shard avait l'air de vouloir m'aider, mais il ne m'a donné aucune réponse vraiment claire. Et après m'avoir pris la main, il avait l'air interloqué, comme si quelque chose n'avait pas fonctionné... Mais quoi ? Des questions, tant de questions, qui s'empilent les unes sur les autres pour devenir un grand mur noir menaçant de s'effondrer sur moi et de m'ensevelir à jamais.

En m'arrêtant à un passage piéton, je regarde mon téléphone : Hayat et Marion ont essayé de m'appeler à plusieurs reprises, m'ont laissé des messages sur le répondeur, et m'ont envoyé plus d'une douzaine de SMS chacune. Ma main se serre sur l'appareil : elles n'ont pas compris ou quoi ? Elles croient qu'une petite discussion et hop, on sera de nouveaux amies comme si rien ne s'était passé ? Je le rempoche avec une grimace et passe le reste du trajet à broyer du noir.

J'arrive enfin dans ma rue, et je fais déjà dans ma tête le trajet à travers le jardin, le salon, l'escalier et le couloir, jusqu'à ma chambre où je compte bien m'enfermer jusqu'à la fin du monde. Mais un pressentiment terrible me tire de mes pensées. Il y a quelque chose du côté du local à poubelle. Je ne vois rien à part la benne et les quelques sacs posés devant parce qu'elle est pleine, mais je sais.

Mon téléphone vibre de manière continue, comme dans la cabane. Cette fois, je ne suis pas paralysée ; je le sors de ma poche. Le menu est déjà affiché (ça ne devrait pas être le cas), et l'icône du miroir tourne sur elle-même. Je déplace le curseur dessus d'un pouce incertain, j'hésite... et je valide.

Une douleur terrible me coupe le souffle ! On dirait que je viens d'être piquée à la main par un frelon, un frelon électrique. J'ai été jetée au sol comme si on m'avait violemment percutée. Une odeur de brûlé flotte autour de moi. Ma main me fait mal, mal ! Pourtant elle n'a rien, pas plus que le téléphone qui git un peu plus loin sur le goudron.

La benne se renverse avec fracas et son contenu se répand dans l'allée. Je pousse un cri d'angoisse, parce qu'au milieu des sacs poubelles je viens de reconnaitre la fourrure grise de mon chat Damien. Il est plein de sang, il tremble en essayant de se relever et miaule de façon déchirante.

Je me précipite vers lui, je me fiche complètement de ce qui rôde sans doute encore près de la benne. Rien ne se passe, aucun monstre ne m'attaque, et je tombe à genoux devant Damien qui me regarde d'un de ses yeux jaunes ; l'autre est fermé et suinte d'un liquide rouge clair.

La porte de la maison claque : mon père est près de moi avant que je ne m'en rende compte, il me parle mais je n'entends rien, je suis sous le choc, pourquoi cette horrible journée ne se finit pas ? Pourquoi ? Les voisins sont dehors maintenant, on leur offre sans doute un vilain tableau avec la benne renversée, notre chat par terre, moi qui n'arrive pas à pleurer et mon père qui sort la deuxième voiture aussi vite qu'il peut pour foncer chez le vétérinaire.

La suite est floue : je suis en voiture et je tiens Damien sur mes genoux, enroulé dans une serviette. Il a une respiration laborieuse et sifflante, il renifle beaucoup, le museau couvert de croûtes. A chaque expiration j'ai l'impression que ça va être sa dernière. Si c'était un humain, il n'aurait surtout pas fallut le transporter sans un avis médical, mais aucun vétérinaire ne voulait se déplacer. Pas d'ambulance pour Damien.

On le dépose à la clinique, encore en vie mais inconscient. L'avis du vétérinaire n'est pas optimiste, il va faire ce qu'il peut mais tout va se jouer dans les premières heures, dit-il. Demain matin, on en saura plus ; mais il faut se préparer mentalement, il ne nous le cache pas. Papa déclare que l'argent n'est pas un problème. On nous fait remplir quelques papiers et finalement il n'y a plus rien à faire, à part rentrer à la maison.

Le retour se fait en silence. Je ne ressens plus rien. Plus rien.

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