Manhattanhenge (Terminée)

Chapitre 7 - Vérité

Je relève les yeux de la lettre de ma mère. Comment a-t-elle réussi à me cacher ça toute ma vie ? Mais bizarrement, je ne lui en veux pas. Elle est décédée avec ce secret et je pense qu'elle le vivait très mal. Cela fait maintenant trois semaines et c'est toujours aussi difficile de se lever chaque matin. J'en suis consciente, faire son deuil est une très longue étape, parfois insurmontable. Cependant, faire le ménage dans l'appartement m'aide à me vider l'esprit.

De plus, ma relation avec Raphaël évolue petit à petit. Nous sommes plus proches et chaque minute passée ensemble me fait l'effet d'un pansement au cœur, il apaise mon mal-être. A présent, nous nous voyons tous les jours après son travail. 

Ce soir, nous avons rendez-vous dans un restaurant, histoire de se changer les idées et de manger un bon plat. Je ne lui ai toujours rien dit pour la lettre mais je souhaite y remédier pendant le repas.

Une fois attablés, la serveuse vient pour prendre notre commande.

« Un gratin aux légumes pour moi s'il vous plaît.

- Et pour Monsieur ? demanda la serveuse.

- Je vais prendre des lasagnes, merci. »

J'examine Raphaël. Il est vraiment beau, avec ses cheveux en bataille, sa chemise gris claire faisant ressortir ses yeux. Je suis littéralement perdue dans mes pensées, entre cette foutue lettre, la mort de ma mère et l'attirance que je ressens pour lui. Il doit s'en rendre compte puisqu'il me demande :

« Excuse-moi Anha, la question que je vais te poser est totalement bête et ne le prends pas mal je sais mais ... Qu'est-ce qui ne va pas ? Mise à part tu sais quoi ... me dit-il avec précaution.

- En effet. Je dois te parler de quelque chose. C'est assez délicat et je comptais t'en parler depuis un moment.

- Très bien, tu as toute mon attention.

- Tu sais quand je t'ai parlé de mon père la dernière fois, lorsque tu m'as posé la question. Je t'ai dit qu'il était décédé pendant la grossesse de ma mère, parce que c'est ce qu'elle m'a toujours dit. Seulement voilà, ce n'est pas aussi simple ... Je suis orpheline de mère certes, mais mon père est toujours vivant.

- Hein ! Mais comment sais-tu ça ? »

Son expression change, il est visiblement autant surpris que moi lorsque je l'ai appris. Je lui explique donc toute l'histoire, des bribes de mots prononcés par ma mère à la découverte de la lettre. Il m'écoute avec une grande concentration et me pose la question qui me taraude depuis quelques semaines :

« Que comptes-tu faire ? Tu as envie de faire sa connaissance ?

- Si tu savais ... Je n'en sais rien, je pèse le pour et le contre depuis deux semaines. J'ai quasiment fini de vider l'appartement, je n'ai pas de famille ici et j'ai raté mon dernier partiel. Bref, tout part à vaux l'eau. Tu me conseilles quoi ?

- Honnêtement, je ne peux pas choisir à ta place. Mais as-tu fais des recherches sur lui ? Il est marié, est ce qu'il a des enfants ? Et surtout est-il au courant ?

- Non, je n'ai pas osé ... j'avoue. J'ai envie d'établir le contact avec lui, mais imagines si il me repousse ?

- Ahna, tu ne pourras pas savoir si tu n'essayes pas. Qui plus est, ce serait une chance extraordinaire ! Si ta mère t'a laissé cette lettre, c'est sûrement pour que tu saches qui il est, lever le voile sur ce secret mais elle t'offre aussi l'occasion de le connaître. »

Je réfléchis à ce que Raphaël vient d'énoncer. Il a raison. Ce trouble dans mon identité a toujours été un problème pour moi car j'ai besoin de m'identifier à quelqu'un et savoir d'où je viens vraiment. Le fait que ma mère ne me raconte rien de son vécu au Vietnam et de sa famille m'a constamment fait du tort dans ma construction identitaire. 

Certaines personnes ne prêtent que peu d'importance à leurs racines, ils ne veulent pas savoir. Tandis que pour moi, au contraire, cela me paraît existentiel. J'ai le sentiment profond que j'irais mieux seulement le jour où je pourrais avoir les réponses à toutes mes questions. Le problème, c'est que ma mère n'est plus là. Elle m'a révélé un secret mais les autres resteront à jamais avec elle dans sa tombe.

De plus, je ne sais même pas si je suis prête à tout quitter. Mon pays, la France, que j'aime tant, mes amis et désormais Raphaël. Nous commençons tout juste à nous connaître et je ne veux pas qu'un océan nous sépare désormais. « Loin des yeux, loin du cœur » comme on dit. Je décide de me jeter à l'eau et de lui en parler.

« Il y a autre chose qui me fait reculer tu sais ... » Je marque un temps d'arrêt pour voir sa réaction, il est visiblement perplexe. « Je l'avoue, j'ai ... peur de te perdre Raphaël. Je sais, on ne se connaît que depuis quelques semaines, mais je ne me suis jamais autant senti proche d'une personne. Depuis l'accident de ma mère, c'est encore plus vrai. » Il me regarde avec de grands yeux, prend une grande bouffée d'air frais et se confesse, à ma grande surprise :

« Ouf ! Je ne savais pas comment t'en parler. Je me sens extrêmement proche de toi également, il y a quelque chose d'inexplicable dans notre relation. J'ai l'impression d'anticiper tes émotions, tes paroles et même tes gestes. Cela fait déjà quelques temps que je me pose des questions et que je tergiverse sans arrêt. Je me sens comme lié à toi Anha et je souffrirais énormément de ton éventuel départ. D'un autre côté, ta chance n'est pas en France je le sais. Tu as besoin d'avoir ses réponses, de connaître ton père, de voir si tu lui ressembles, si tu as des demi-frères et sœurs... » concède-t-il avec amertume.

J'en reste bouche bée. Que devais-je répondre à ça ? Allez Anha, dis quelque chose de sensé !

« Je ressens la même chose Raphaël. Mais tu as raison, il faut que je franchisse le pas. C'est décidé, dès demain j'appelle le numéro que ma mère m'a donné. »

Toutes ces paroles m'ont fait perdre l'appétit. Nous terminons rapidement notre repas, réglons l'addition puis sortons du restaurant. Il était 22h, l'air s'est rafraichi et une fine brise nous caresse les joues. Je lève les yeux vers le ciel, il est rempli d'étoiles dont une qui se met à briller plus fortement que les autres. J'en suis sûr, ma mère me fait signe.