Louve

Chapitre 30

J'étais en sommeil. Quelque part au loin, des cris déchiraient la nuit. Souffrance, rage, désir ? Impossible de le savoir, les souvenirs m'envahissaient. Naissances d'enfants à la peau foncés, sourires fugitifs, fierté de la première chasse dans leurs regards. Le bruit des armes à feu, le regard d'incompréhension alors que leur vue se trouble dans la mort. Impuissante, comme les autres, elle court en pleurant. Pourquoi les esprits permettaient-ils un tel massacre ? Pourquoi ?! La douleur dans son flanc est atroce. Brulure déchirante, lancinante, mais ce n'est rien comparé à ce que son cœur lui fait ressentir. Couchée dans les fourrés, elle étouffe un sanglot douloureux, elle s'accroche à la vie. Au loin, les tipis, les enfants, les amis et les amants brulent, s'envolent dans une fumée grise malodorante. Silencieux en elle, le loup l'incite à la survie, plus rien d'autre ne doit compter. Elle, elle veut mourir, plus rien ne compte. La vengeance, lui dit le loup. Vit pour la vengeance.

Oui ? La vengeance ? Peut-être après tout... Les esprits murmurent, la vengeance, les destructeurs... Tout se confond. Elle y croyait pourtant, à l'union de leurs peuples. La petite fille aux yeux violets, pourquoi avait-elle vu un espoir en elle ? Quel espoir ?! Elle est à la base de tout !

La vengeance ! Oui ! La vengeance !

Abigaël ! murmure-t-elle alors que respirer même est difficile.... Mais la rage qui l'anime est plus forte ! Elle vivra !

Confusément, je comprends que les souvenirs de Tala m'envahissent, tous ses souvenirs. Comment avait-elle réussie à les dissimuler lors du partage du sang ? La rage, la haine, lui avait ouvert d'autres voies il semble.... Si je vois ses souvenirs, c'est que Gueule de Nuit l'a blessée, que son sang coule dans sa bouche. Je ne veux pas qu'elle meure. Elle est ma mère, ma sœur, mon amie, mon égal. Je ne veux pas qu'elle meure, elle est mon passé et je veux qu'elle fasse partie de mon avenir ! Je ne veux pas qu'elle meure !

-Doucement petite ! Tu me fais perdre ma concentration !

-Elle ne doit pas mourir Gueule-de-Nuit ! Il y a eu suffisamment de mort autour de nous tu ne crois pas ? Ce n'est pas la Chasse ça ! C'est juste un massacre sordide ! Laisse-nous être la Chasse, simplement cela. Laisse-nous être un Alpha juste !

-Tu voudrais que je m'efface de nouveau ? Que je disparaisse en toi ? Je refuse !

-Non, je veux que tu sois ce que tu as toujours été, un esprit libre et indépendant. Lâche-la et ferme les yeux, je sens que la magie est puissante en nous, nous pouvons faire plus !

Le bruit d'un corps qui tombe sur le sol, l'odeur du sang, le souffle du vent, l'odeur de la forêt. Ces sens sont les miens, j'ouvre les yeux et tourne la tête. Tends la main pour toucher le museau de Gueule-de-Nuit.

-Ma sœur.

-Ma sœur.

Je baisse les yeux. Sur le sol git Tala et Esprit-de-la-Meute. Mêlés en une forme monstrueuse. Tout les deux se sont oubliés, perdus dans une haine farouche, l'apanage des hommes, l'origine du mal, l'origine de tout les maux.

Je m'agenouille près d'eux, pose la main sur la fourrure imprégnée de sang, ferme les yeux pour faire appel à la magie.

-Reviens à toi Tala, tu es la sagesse, l'enseignement, la haine n'est pas faite pour ton cœur, il n'est pas taillé pour ça. Reviens à toi Esprit-de-le-Meute, tu es l'Alpha, le guide, le soutien, tu ne peux pas t'abandonner à la haine des humains. Revenez parmi les vôtres, je vous aime tout les deux.

Lorsque j'ouvrais les yeux, Tala gisait toujours sur le sol, inconsciente, mais saine et sauve. Assise à côté d'elle, Esprit-de-la-Meute posais sur nous un regard bienveillant.

Je cherchais du regard Edouard, renouvelait sur lui ce que je venais de faire.

Je posais ensuite les yeux sur Gueule-de-Nuit.

-Allons chercher notre Alpha.

Je m'élançais dans une course sauvage, Gueule-de-Nuit courait à mes côtés, silhouette gigantesque et magnifique. Ses yeux de braises scintillaient, je sentais son plaisir intense à courir seule, libre enfin. La langue pendante sur une gueule ouverte, haletante, on dirait qu'elle sourit.

J'éclatais de rire à ses côtés, poussais sur mes jambes pour aller plus vite, pour sentir la violence des muscles qui s'activent, sentir sous mes pieds les branches et les feuilles qui jonchent le sol, savourant les instants où ils cèdent la place à des touffes de mousse dense. Le vent qui s'engouffre dans les poumons, le cœur qui bat la chamade, le sang qui coule, frappe sourdement dans mes veines.

On dirait presque de l'amour.

Les esprits chantent autour de nous, la forêt s'embellit sous mes yeux, un printemps magnifique, des bourgeons qui éclosent, le parfum violent des fleurs, la douceur de la rosée. La vie pure et simple dans toute sa magnificence.

Là bas au loin, je sens qu'on m'appelle, j'accélère encore, à mes côtés Gueule-de-Nuit fait un bond en avant.

Nous arrivons sur le lieu de la bataille. Des loups gisent sur le sol, d'autres se battent encore. Nathaniel est à terre, il semble sans vie. Cœur-de-la-Meute est couché près de lui. Comme endormi.

A notre approche, les derniers combats cessent, j'attrape entre mes mains la tête superbe d'Hurle-long, de Tobias, dépose un baiser sur son front pour avoir défendu avec tant d'acharnement l'homme que j'aimais. Je dirige ensuite mes pas vers Nathaniel, le retourne pour que son visage soit tourné vers le ciel et ses étoiles. L'embrasse, heureuse de le retrouver, de pouvoir lui communiquer la vie qui nous entoure. Je sens le gout de son sang, une bonne partie recouvre son corps. Gueule-de-nuit frotte son nez contre celui de Cœur-de-la-Meute qui prend plus de consistance en ce monde, devient peu à peu plus tangible et plus grand. Aussi magnifique que peut l'être sa compagne.

Les plaies de Nathaniel se referment, je glisse ma main dans la sienne, sent la petite cicatrice me bruler, une main se glisse derrière mon cou. Nathaniel commence à réagir à mon baiser, à y répondre. Un vent surnaturel nous enveloppe, je serre mes bras autour de son corps comme lui-même me serre dans ses bras.

A côté de nous, une graine germe, grandit pour devenir un arbre majestueux, la clairière se métamorphose, s'agrandit pour finalement devenir une copie beaucoup plus vivante de la tanière des loup-esprits. L'arbre de vie est de nouveau sur terre.

Je me relève, entrainant avec moi Nathaniel qui prend appui sur ses jambes.

Les loups et les humains se tiennent autour de nous en des entités distinctes mais liées cependant. Pour cette nuit au moins, les Dieux-loups pourront chasser sur terre comme à l'aube des temps.

La multitude des regards est posé sur nous, je tourne la tête et croise le regard de Gueule-de-Nuit et de Cœur-de-la-Meute. Sur leur front scintillent une lune et un soleil. Dans nos mains jointes, je sens que nos propres cicatrices brillent du même éclat.

Je souris à Nathaniel qui me sourit en retour, je m'élance ensuite en avant, lançant cette première chasse commune, où les Dieux-loups propageront la puissance de leur nature sauvage et où les hommes les accompagneront pour gouter à la vraie liberté.