Chapitre 17

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C'est terrible, ce soir. Je suis revenue au royaume et l'entraînement a repris depuis une semaine, je vois de nouveau mes amis. Mais là, alors que je suis attablée avec eux, impossible de savoir de quoi ils parlent. Impossible de les regarder sourire, manger avec appétit, parler de tout et de rien, impossible de voir combien leur esprit les laisse en paix. Le mien me ronge, et je n'ai aucun remède. Rien ne peut le faire taire.

Je m'appelle Thana Loster, j'ai seize ans. Mon père s'appelle Aymeric. Mes amis s'appellent Emilie, Martha, Iz, Norbert, Maxime, Lachlyn. Ne pas oublier. Le silence est assourdissant, ne laissant aucune strate temporelle discernable. Depuis combien de temps suis-je dans ce trou opaque ? La terreur de l'enfermement est constante, maintenant, cette chaleur qui me donne le tournis. Mais celle de la torture, elle, est bien pire.
Ne pas oublier, c'est tout ce qui compte. Se raccrocher à ce que je connais. A ce faisait mon quotidien. Paolini disait à travers le personnage de Nasuada "je suis plus forte que la faiblesse de ma chair". Quand ai-je lu Eragon ? Et comment ai-je bien pu lire les quatre ?! Je ne me souviens plus. C'est déjà un miracle que je me rappelle de ça.

Je m'appelle Thana Loster... La chaleur me tue, lentement. La torture serait presque supportable s'il n'y avait en plus l'enfermement sans fin, l'obscurité terrifiante, la chaleur étouffante. J'ai perdu toute notion de temps, n'ai aucune idée de quand je sortirai de là. Il faut bannir l'imagination, se focaliser sur les souvenirs. Car la réalité est si difficile à accepter, à vivre, qu'il faut se raccrocher a tout ce qui occupe l'esprit.

Imaginer les murs qui se rapprochent, les rats qui grignotent, le fer brûlant sur ma peau maltraitée, sa voix qui contrôle mes pensées, sa main qui me touche pour me calmer...

Tiff avait l'habitude de se faire une coiffure extrêmement complexe qu'elle qualifiait de "basique". Il fallait occuper le temps. Seulement fantôme et pas totalement morte, elle était seule. Elle vivait au Paradis, mais bénéficiait d'une heure par jour pour me voir. Une heure, ou deux ? Je ne sais déjà plus... La bas, elle était la paria, ne pouvait toucher personne, ne se mêlait pas aux autres. Elle aurait dû être la princesse, pas moi. Elle était à croquer, une adorable fleur épanouie. Mais malheureuse.

Ma robe n'est plus qu'un chiffon, me couvre à peine. Elle me sert de pansement pour panser mes plaies, il fait trop chaud pour que je la porte.
Émilie est enceinte. De Maxime, forcément... J'aurais aimé voir son bébé, connaître son prénom. Le voir vivre, grandir. Je ne saurai même pas si c'est un garçon ou une fille. Je parie sur un garçon.

La porte s'ouvre. Le voilà. La peur m'attrape aussitôt les tripes à l'idée de ce qui m'attend. Non, pas encore la douleur... Pas encore sa voix, pire que tout, qui se veut rassurante alors même que son couteau se plante dans ma chair, que son tisonnier vient brûler mon corps qui crie grâce. Ceux qui disent que la torture mentale est plus facile à supporter se trompent. Rien ne me rend plus folle que les images qu'il me colle dans la tête. Lorsqu'il part, parfois, je ne sais même pas si j'ai vraiment subit l'horreur que je sens dans ma tête, ou s'il m'en a seulement implanté l'image dans le crâne. C'est ignoble de ne plus être maître de soi-même. Il contrôle mon esprit.
Il ferme la porte avec douceur. Je sais maintenant ce que signifie cette tendresse. Il va me parler, me parler comme à une amie, calmer ma peur, celle qui menace de me faire éclater en sanglot et hurler, me caresser gentiment le crâne pour me consoler et tarir les larmes qui vont dévaler mes jours sous la douleur du feu sur mon corps. La boule que j'ai au ventre me donne envie de vomir, je suis déjà au bord du malaise.

Morte de peur, je me tasse dans un coin de ma cellule, priant pour qu'il ne me voie pas. Mais il s'active auprès du brasier, puis me rejoint. La porte de ma cellule grince, bruit qui accentue l'accélération des battements de mon cœur. Il s'approche de moi, s'accroupi à hauteur de mes yeux. Sa main vient se poser sur mes cheveux gras.


- Calme-toi Thana. Tout va bien, mon poussin.



Je tourne la tête pour chasser ces images. Je situe très bien ce moment, je sais ce qui est arrivé après. Je vois encore le couteau sous ma peau, les longues et profondes estafilades sur mon ventre, mes seins. Mais je suis incapable de dire si je les ai vraiment subies, ce jour-là, ou si c'est lui qui m'en a imprimé l'image. Et les cicatrices ne peuvent même pas m'apporter le confort de la connaissance : il n'y a pas eu qu'une seule séance. J'ai ces cicatrices, dues à ce qu'il m'a infligé. Mais à quel moment ? Lors de ce souvenir ? Ou quelques jours plus tard ? Il a fait en sorte que le supplice continue même après le cachot, si je restais vivante. L'a-t-il prévu ? Les schémas se répètent, je sais que j'ai vécu plusieurs fois cette scène, quatre exactement. Mon cerveau a violemment imprimé tous les moments de ma captivité. Mais dire si cela s'est réellement passe à chaque fois... Je suis certaine qu'il a joué avec mon esprit, et c'est ce qui fausse tous les souvenirs. Les marques sur mon corps sont là pour attester de la véracité de la douleur physique, mais la douleur mentale me rappelle également son jeu sordide. Je voulais survivre, alors que je m'avançais vers la guillotine. Pourquoi me suis-je débattue, bon sang ! Tenebris n'aurait pas réussi à me sauver si je m'étais laissé faire. Je serai morte, en paix. Et au lieu de ça, je suis condamnée à vivre dans le perpétuel souvenir de ce qui furent mes dernières semaines de véritable vie. Parce que maintenant, qui peut encore dire que je ne suis pas morte ?

- Alors Thana, comment vas-tu aujourd'hui ?

Ne dis rien. Ne réponds rien, tu sais comment ça se termine sinon. Laisse les heures défiler, pris pour que ça passe vite, c'est tout. La porte de ma cellule s'ouvre, il entre. Il est venu plus tôt. Je ne saurais dire combien de temps s'est écoulé depuis la dernière visite, mais j'ai le sentiment qu'il est venu plus tôt. Mes plaies sont encore béantes, et si j'appuie dessus, le sang de remet à couler, s'il m'en inflige de nouvelles maintenant, je ne vais pas réussi à cicatriser, je le sais. Je vais mourir ici, je ne verrai plus jamais la lumière du jour. Oh non, pas de larmes... Il y a longtemps que je ne pleure plus. Ça fait trop mal... Mais penser au dehors, là, fait ressurgir des émotions que j'avais enfouies, et les larmes ne sont plus très loin. Ne pleure pas. Surtout pas devant lui. Il s'approche de moi, et pose sa main sur mon sein. Ne frémit pas. Pas un seul mouvement, je t'interdis de faire un seul mouvement. Si tu bouges, tu sais ce qu'il va te faire. Laisse-le s'amuser. C'est son nouveau jeu, il se lassera si tu ne bouges pas. Il continue à s'approcher, et plaque sa bouche sur la mienne. Non. Non, ne bouge pas. Ne ferme pas les yeux, tu lui montrerais combien ça te répugnes et t'horrifies. Pas un seul mouvement. Ses lèvres sur les miennes, voilà que sa langue perce la barrière que je lui opposais, il me caresse avec ses mains douces. Il a des mains douces alors que les miennes sont rugueuses et sales. Elles se baladent sur mon corps presque nu. Ma robe gît à terre à cause de la chaleur, et les bandes dans lesquelles j'étais entourée aussi. Pourquoi l'étais-je, je ne sais plus. Il touche ma poitrine, la tripote, pendant que sa bouche continue de jouer avec la mienne. Stoïque, reste stoïque. Soudain, sa main droite descend et vient toucher mon entrejambe. Je recule d'un pas. Non... Pas ça. Je refuse ça. Mais son regard se charge de colère, et il me gifle violemment. Je m'effondre au sol. Et son pied vient violemment percuter mon corps inerte au sol. Ne bouge pas, attends que ça passe. Au bout de quelques coups, il se lasse, sort avec un juron, me laissant de nouveau seule. Mais pas pour longtemps. La prochaine fois qu'il reviendra, il ira plus loin, c'est certain.


Sors de ma tête ! Sans prendre conscience du moindre de mes mouvements, je plante férocement mon couteau dans la table. Les regards convergent aussitôt vers moi, avec ce mélange d'inquiétude, de peur et de pitié qui traîne dans les yeux de tous ceux que je côtoie. Je me lève, repousse ma chaise, et m'échappe dans ma suite. Se soustraire aux regards compatissants, sentir que je peux être avec quelqu'un sans que lui aussi pense à ce que j'ai vécu. Avoir une chance d'être normale, si j'ai jamais été normale. Je repense à ces jeunes filles, rêvant à l'extraordinaire alors que je donnerais tout pour avoir leur banalité... Je monte quatre à quatre les marches de marbre blanc, et déboule dans mon salon, en sueur. Voilà que la chaleur se répand de nouveau en moi, comme un poison, tout est trop serré. J'ouvre grand les baies vitrées, et puise en moi le plus de force possible. Elle me sera nécessaire pour ce que je veux faire. Je place mes mains paumes vers le sol, et commence à tapisser la moquette claire de terre brune et dure, cette terre qui me rappelle la forêt, me crie qui je suis vraiment, à quel environnement j'appartiens. J'ai bientôt les pieds dans la terre gelée du bois, et j'y fais pousser des graines, je tire mes mains vers le haut, pousse la résistance qui m'est opposée, et les arbres s'enracinent, transformant mon salon en jardin sombre et vivant. Les branches des arbres trop proches s'emmêlent, comme des bras qui s'accrochent les uns aux autres, les fleurs sauvages et les mauvaises herbes garnissent la terre, répandant une odeur qui m'enivre.
Mais ce n'est pas assez, j'ai besoin de plus, mais quoi ? Mes yeux fouillent frénétiquement autour de moi, cherchant avec affolement quelque chose qui pourrait me soulager, pour quelques instant au moins, me cacher aux images qui défilent devant mon regard. La joie n'y réussit pas, la haine et la colère non plus... Le bien-être n'est pas suffisant, alors quoi ? La peur ? La douleur ? Mes pieds me portent d'eux-mêmes vers le grand meuble de la pièce, et je tire le tiroir où je sais pouvoir trouver ce que je recherche. Les ciseaux trouvent leur place dans ma main gauche, et d'un trait vif, je déchire ma peau sur dix centimètres, du poignet vers le coude. Mais si la brûlure est vive, elle n'est ni suffisante, ni assez forte. Alors je tourne les lames d'un quart de tour, et marque de trois traits mon avant-bras déjà couverts de cicatrices. La réaction est immédiate : la douleur infime que je ressentais s'amplifie, et perdure, douce brûlure qui me ramène à moi-même, rapporte le contrôle tant attendu, et le sang commence à perler, non pas en quantité minime comme sur la première scarification, mais en grosses gouttes qui débordent, coulent sur ma peau blanche, et tombent goutte à goutte au sol. Je reste figée, les yeux rivés avec avidité sur le spectacle qui s'offre a moi. Comment de si petites coupures peuvent-elles répandre autant de sang ?! L'image est fascinante. Alors c'est donc ça, ce que ressentent les personnes qui se scarifient ? Ce calme merveilleux, ce silence dans la tête, ce bonheur de se savoir en contrôle ? La solution était devant moi, sous mon nez, et il m'a fallu tant de temps pour la trouver. Je sais maintenant, j'en ai la certitude, que je peux vivre avec ça. Parce que je viens de trouver mon remède miracle. La brûlure est agréable, la douleur me fait du bien. Elle n'est pas sauvage comme dans les cachots, elle est maîtrisée et voulue. Et elle me soigne. Un sourire commence alors enfin à se dessiner sur mes lèvres.

Des ailes dans le dos 2 - ReconstructionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant