Festin mortel

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Quand je me réveille, j'ai retrouvé une partie de ma main. Seulement le pouce a repoussé. Je soupire. Génial. À quoi va me servir un pouce seul? Sauf si je croise un bébé démon peut-être? Je me dresse sur mes jambes et roule mes bras pour faire circuler le sang. Je me sens revigorée. Comme une nouvelle naissance. Je sors de la pièce en jetant un oeil au carnage de la veille. Je me rends compte que j'aurais ma place ici. Je continue mon chemin et arrive dans une immense salle aux parois douteuses. Devant moi se tient une immense rangée de tables sur lesquelles se dressent des montagnes de nourriture, plus ou moins ragoûtante. Derrière ces tables se tiennent d'immenses humanoïdes, si gros que j'ai l'impression que leur peau va céder à tout moment. Ils continuent cependant de s'empiffrer et d'accumuler de la graisse en ingurgitant la nourriture grasse. L'un d'eux termine l'un des nombreux monticules. Survient alors d'épais tubes que je n'avais pas vus jusqu'alors une nouvelle volée de trucs à manger. Contre les murs se tiennent des personnes condamnées à cet enfer, enchaînées aux murs, les chaînes rentrant dans leur peau. Celles-ci sont reliées aux tubes qui déversent la nourriture. À chaque service, la chaîne se tend un peu jusqu'à écarteler sauvagement la pauvre âme impuissante. Les gros me regardent plutôt hostilement. Je reconnais surtout des hommes, mais quelques femmes font partie de ce festin glauque.
- Ton addiction à la cigarette te conduira ici, annonce l'un des gros.
Je souris et lève mes yeux vers lui.
- Au moins ce sera pas la Luxure où je serais obligée de porter des talons et sucer des queues H24, réponds-je.
- Tu es d'une vulgarité qui me dépasse, reprends l'une des femmes. De mon temps les femmes savaient se tenir et étaient distinguées.
Après avoir avalé une cuisse de poulet gigantesque et jeté l'os, elle émet un rot immonde et offre une flatulence tout aussi bruyante. Je lui adresse alors un doigt d'honneur avec ma main valide.
- De 1: je vous emmerde et j'emmerde ce monde aussi. De 2: vous êtes limite plus vulgaire que moi à vous empiffrer, roter et péter et en plus à apprécier cette façon de vivre. Et de 3: une fois que j'aurais vaincu le Maître des Lieux, je pourrais enfin rentrer chez moi, matter la télé avec une bonne bière et en fumant une bonne clope alors me faites pas chier.
Je traverse la salle en lorgnant tous les gros tas en me disant que si l'un d'eux bougeait, je mourrais lamentablement, écrasée par un amas de graisse et de bourrelets. Une mort encore plus stupide que celle de la chute dans un tronc d'arbre.
Derrière ces gros tas de débilité obscène se trouve une porte massive que je n'arrive pas à ouvrir. J'entends alors des rires derrière moi.
- Il te faudra une clé, madame "Je fonce tête baissée".
- Très bien: dites-moi où elle est et je m'en irai.
- Quelque part ici. Qui sait? L'un de nous l'a peut-être déjà mangée. On ne sait plus vraiment, depuis le temps qu'on mange, on ne fait même plus attention à ce qu'on mange.
L'un d'eux se tourne vers moi autant que cela lui est possible et est en train de planter ses dents pourries dans un bras humain. Il sourit, puis se retourne à nouveau.
Je reviens sur mes pas et toise la table d'un regard, dubitative.
- Hé! Pssst! entends-je.
Je me retourne vers l'étrange voix. Une voix plutôt mignonne et enfantine. Je ne vois hélas qu'une porte que j'avais dû ignorer jusque là.
- Ouvre la porte, continue l'étrange voix.
Je l'ouvre et je découvre à l'intérieur un immense Loir, bouffi à l'extrême, aussi gros que les imbéciles attablés. À cause de ça, il est coincé dans cette minuscule pièce.
- Qui es-tu? l'interrogé-je.
- Ça se voit pas? Je suis le Loir. Ceci était le garde-manger. Il contenait cent cinquante fromages différents et chacun en cent exemplaires. Tu penses si j'ai pu y résister... Bref, ta clé, c'est moi qui l'ai avalée. J'ai senti un drôle de truc métallique en dégustant ce fabuleux bleu de Bresse...
Je soupire et dégaine mon épée.
- T'es au courant que je vais devoir te tuer?
- Hé oh! Me blâme pas, on est tous logés à la même enseigne ici. J'ai une meilleure solution. Tu vois, là-bas, sur la table, il doit y avoir de la Potion Rikiki.
- De la Potion Rikiki? demandé-je en haussant un sourcil.
- Ouais c'est ça. Une seule goutte et tu rétrécis à la taille d'une fourmi. Tu pourras alors descendre dans mon corps et chercher ta précieuse clé. Je ne l'ai pas digérée, donc elle a dû se bloquer quelque part dans mon estomac.
- Je refuse. C'est plus simple de te tuer.
- Écoute, personne ici n'a demandé à être ici. Pas même toi, si je me trompe pas. Alors au lieu de t'acharner à tuer tout le monde dans un flot de sang et de folie, tu veux pas, pour une fois, faire preuve de compassion?
Je regarde dans le vide. De toute façon, à bien y réfléchir, l'espace est trop étroit pour que je puisse le découper proprement. Je crois que je n'ai pas d'autre choix. Pourtant, je renforce la poigne sur mon épée et la plante dans la tête du Loir. Je lui retire la moitié supérieure de sa tête avant de rengainer.
- Si. Mais c'est tellement grisant de se déchaîner...
Je cours chercher la fameuse potion. Une fiole transparente avec une étiquette sur laquelle est écrit "Bois-moi". Alors que les gros me regardent, je plante mon épée dans l'oeil de celle qui m'avait trouvée vulgaire et prends bien le soin de tourner ma lame. Après quoi, je lui tranche net la tête. Un flot de sang émerge de son cou, expulsant une partie de la nourriture aux quatre coins de la pièce.
- Moi aussi je peux faire vivre l'Enfer à mes opposants, commenté-je en me dirigeant vers le gros Loir désormais mort.

Alice's Inferno (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant