La Bienvenue

7 2 0
                                    

Le réveil est plutôt brutal. Quatre gamelles qui claquent sur le sol comme un millier de "clings". Pire que mon réveil.
Maintenant que j'y pense, vous ne savez rien de mes véritables origines. Pourquoi je chante des chansons françaises alors que je m'appelle "Hudgeson". Eh bien, en fait, je suis née à Sleepy Hollow, en Angleterre. Puis, mes parents ont déménagé en France. J'ai appris la langue à l'école et mes parents me parlaient anglais à la maison. Voilà pourquoi je suis parfaitement bilingue. Enfin, je suppose qu'on ne m'a pas réveillée pour parler de ça.
Je mange sans prendre de plaisir la mixture marronnasse. Son goût est affreux, on dirait que je bois l'eau de toilettes mal entretenues. Mais je mange, sans appétit. Je mange pour avoir l'illusion de nourrir mon estomac.
Pendant quatre heures, les prisonniers ont le droit de sortir de leurs cellules et faire du commerce, du chantage, des viols... tout ce qu'ils désirent en fait. Il y a même des combats dans une arène où ils peuvent miser des années d'emprisonnement. Celui qui gagne écourte alors sa peine. Évidemment, ces combats n'ont aucune importance pour des types condamnés ici pour l'éternité. Les <<gardes-sourires>> sont là pour mater les insurgés qui tenteraient un coup d'éclat. Je me balade dans cette marée, privée de repères, me sentant observée, disséquée, désirée. À force de regarder à gauche et à droite, j'en oublie de regarder devant. Je me heurte à un immense type violet, bien en chair qui me sourit de ses dents pointues. En un instant, je me retrouve encerclée par des dizaines désireux salivant sur mes courbes.
- Dis-moi, poulette, fait le gros violet, tu vendrais pas ton corps? Je t'en donne cinq ans.
- Moi, j'suis coincé ici pour l'éternité, je te donne vingt ans de peine en moins! rétorque un autre.
Je vois qu'il est particulièrement vieux et déformé, recouvert de cicatrices et de bandages jaunis. Un véritable puzzle. Je grimace et me recroqueville sur moi-même. Moi qui pensais que j'avais donné de ma personne dans le Cercle de la Luxure tout en ayant réussi à échapper au pire...
- Je n'ai que deux ans de peine, mais pour pouvoir toucher un si joli minoi, je paierai volontiers cinquante ans dans ce trou, rajoute un autre.
Soudain, j'ai une illumination. Un éclair de génie, un soubresaut de talent. Je me relève, déterminée et affiche un sourire au coin de mes lèvres.
- D'accord. J'accorderai mes faveurs à l'un d'entre vous. Mais... un seul.
Ils se regardent tous en se jaugeant et, après un court instant, se jettent les uns sur les autres dans une mêlée sanglante et morbide. Des cheveux accrochés à un peu de peau du crâne, des dents, des cornes, des doigts volent dans les airs, semblant créer un ballet un poil poétique et très glauque. Au bout de quelques minutes, le gros violet sort d'une pile de cadavres, pas forcément très frais lui non plus, pour m'observer avec un sourire plus que suggestif.
- J'ai gagné! C'est à moi que revient la récompense.
Il s'approche de moi, se baisse et fourre son immense langue dégoûtante dans ma bouche pour caresse la mienne. Il l'enroule autour de ma langue, l'agite, l'enfonce tandis que je suffoque. Je hoquette et me fais enlacer et presser tandis qu'il m'emmène au loin. Je tousse alors que sa langue s'enfonce dans ma gorge. Je serre les poings, mords sa langue et tire dessus. Je me bats de toutes mes forces et serre mes dents au maximum. Je sens les tissus de chair de sa langue se déchirer peu à peu. Au bout d'un moment, elle cède et je la lui arrache. Il hurle tandis qu'une gerbe de sang s'écoule sur le sol. Suite à quoi je me défais de son étreinte et attrape la première chose qui me tombe sous la main. Une chaise. Ça ira. Je la lui éclate sur le nez et il tombe inconscient sur le sol. Je souris fébrilement avant de faire une petite révérence théâtrale.
- Avec les faveurs d'Alice Hudgeson.
Je souris mais me retrouve vite entourée d'une foule de démons divers et variés qui pointent tous sur moi un regard lubrique. L'un d'eux s'exclame "Attrapez-la!" et tous se ruent dans ma direction. Je cours aussitôt mais certains viennent contre moi aussi. Je les esquive comme je peux, serpentant entre leurs bras, leurs jambes, leurs tentacules et leurs queues. Je me précipite vers le monte-charge et le fais monter aussi vite que je peux. Certains réussissent cependant à monter dessus. Je donne un violent coup de pied à l'un d'entre eux qui se trouve relativement près du bord et il tombe dans le précipice. Je me fais tout de même encercler par trois démons. J'arrive à esquiver leur assaut et attrape l'une des chaînes du monte charge et entoure le cou de l'un d'entre eux avec. Je me sers de l'inertie pour sauter par-dessus et l'étouffer tout en reculant, me servant du corps comme bouclier pour stopper les coups des deux autres. Arrivée en haut, je me hâte de descendre et de courir à travers les couloirs en esquivant tout ce qui m'arriverait dessus. Je débarque dans le bureau de Humpty Dumpty et me dépêche de refermer la porte derrière moi. Lorsqu'il me voit, il lâche un hoquet de surprise. Il était en train de faire briller mon épée. Il me sourit et monte sur le bureau, me défiant de ses trente centimètres.
- Je connais cette épée, dit-il. Une femme est venue ici avant toi. Comme toi, elle a été confrontée à cet Enfer. Elle a forgé cette épée avec les flammes dorées que l'ancien Maître des Lieux gardait précieusement. Elle s'est bien battue. Miséricorde qu'elle s'appelait. Ouais, c'est ça. Ha! Elle n'était pas la bienvenue. Elle avançait seule, désespérée.
Je commence à fredonner. Cette histoire me rappelait vaguement quelque chose.

Elle avance en silence
Les yeux baissés, elle n'ose pas
S'affranchir de l'absence
D'une mère qui ne l'aimait pas

Elle n'était pas la bienvenue
Non, pas la bienvenue
Elle n'était pas la bienvenue
Juste une vie de plus

Tous les hommes la dérangent
La solitude est sous leurs draps
Elle fait des rêves étranges
Sur un père qu'elle ne connaît pas

Elle n'était pas la bienvenue
Non, pas la bienvenue
Elle n'était pas la bienvenue
Juste une vie de plus

Mais mon Dieu qu'elle est belle
Quand coule son rimmel
À tomber les étoiles qu'elle ne voit pas
Lui destiner des ailes
Pour rester fidèle
À ce qui lui est écrit, oui, mais elle n'a pas

Le sentiment que tout ira bien
Ça lui est égal
Le sentiment que tout ira bien
Elle a mal

- Mh. C'est donc toi qui chantais comme ça. J'aime beaucoup cette histoire sur cette âme perdue en Enfer. On dirait un peu toi, tu ne crois pas?
Je fronce les sourcils et viens récupérer mes affaires.
- Je ne suis pas perdue dans cet Enfer, réponds-je. J'y suis chez moi!
Je l'envoie percuter la porte avec tellement de force qu'il s'éclate contre, révélant un sang étrangement rouge. J'entends toujours les grognements de tous ceux qui veulent me mettre la main dessus. Je soupire en souriant et me prépare sur mes appuis.
- Certaines choses ne changeront jamais.

Alice's Inferno (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant