Hecatonchire

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Une douce chaleur vient me caresser le visage. Miséricorde était apparue non loin. Ses yeux sans paupières se posent sur moi. Elle reste quelques instants à me regarder dans un silence complet. Elle pose sa main sur mon épaule. Je croise son regard et elle observe mes larmes.
- De quoi tu as peur? demande-t-elle.
- De devenir comme le Maître des Lieux, expliqué-je. J'ai peur que tout ce que je vis ici me transforme à jamais et me fait devenir un monstre.
Elle regarde autour d'elle.
- Parmi tout ce qui se passe ici, ta seule crainte est de finir comme elle?
Je ris intérieurement. Les couloirs sombres semblaient se rapprocher, comme s'ils avaient voulu m'oppresser. Je laisse mon épée tomber au sol et pose mes mains sur mes épaules.
- L'une d'entre nous va mourir, marmonné-je.
- Tu as peur de la mort?
Je secoue fébrilement la tête. Pas pour lui répondre. Pour retrouver un semblant de lucidité.
- Soyons honnêtes, Mi', j'ai toujours bénéficié d'une certaine chance. Mais le Maître des Lieux... Cette Alice... possède des pouvoirs incommensurables. Je ne tiendrais pas longtemps face à elle avec ma pauvre épée. Si elle ne m'a pas encore tuée, c'est uniquement parce qu'elle veut jouer avec moi.
  Elle ébouriffe mes cheveux et sourit.
- Quand je suis arrivée en Enfer, mon but était de garder l'entrée. À cette époque, je m'appelais Cerbère.
J'écarquille les yeux.
- Le chien à trois tête?
Elle rit.
- Imagine la tête de Charon quand Alice Aygrim est arrivée ici encore en vie, exploitant les recoins les plus sombres de son esprit. Quand j'ai vu qu'elle commençait à mettre l'Enfer sens dessus-dessous, j'ai pris forme humaine, j'ai forgé cette épée dans un endroit qu'elle ne pouvait pas connaître et je suis allée l'affronter. Je suis morte et elle a aspiré la plupart de mes souvenirs. Comme toi, j'ai dû traverser les Cercles un par un pour aller la trouver. La plupart des démons ne m'ont pas reconnue alors j'ai dû les tuer. Aujourd'hui, si je prends cette épée, mes coups passeront à travers le Maître des Lieux.
- Qu'essaies-tu de me faire comprendre?
- La mort est un concept qui m'était inconnu. Pourtant, j'en avais peur. C'était ma bête noire. Maintenant que je le suis, je ressemble à des effets spéciaux de vieux film Z à petit budget.
J'éclate de rire. Cette blague réchauffe mon coeur et l'oppression qui m'avait envahie est à présent repoussée. Elle me tend une main amicale que j'empoigne volontiers et je range mon épée.
- Juste comme ça, à tout hasard... t'aurais pas une clope? lui demandé-je.
- Désolée, rupture de stock depuis que j'ai arrêté, rit-elle. En fait, je n'ai jamais commencé.
- La poisse...
Le manque commence à me faire trembler. Je n'arrive pas à tenir solidement mon épée. Mauvaise nouvelle. Miséricorde s'envole comme à son habitude et je redeviens seule, comme à chaque fois. J'avance dans ces couloirs sombres sans me retourner. Je dois sortir de ce labyrinthe... et trouver des clopes.
Après plus de deux heures d'intenses recherches, je réussis enfin à trouver la sortie de ce foutu labyrinthe. En passant la porte, j'arrive dans un long couloir sombre très resserré. Des fresques sont dessinées sur le mur, narrant une petite histoire. Un géant aux cent bras attaché et torturé. Je jette un regard interrogateur et poursuis mon cheminement vers la sortie.
J'atterris dans un abîme absolument gigantesque. On pourrait s'y perdre. Je regarde vers le haut. Impossible d'y voir un plafond ou une source de lumière. Tout est extrêmement sombre. J'observe des ombres grouillantes sur les surfaces des murs. Rien de bon à présager. Je ressens un vent glacial sur ma nuque. Mes yeux s'habituent peu à peu à l'obscurité, révélant des reliefs sur les parois et sur le sol. Ma main se pose sur une pierre recouverte d'une substance gluante dont je préfère ignorer l'origine. De toute façon je suis souillée et poisseuse depuis un sacré bout de temps. Une silhouette dans le fond semble me regarder avant de se retourner. À cette distance, impossible de la distinguer. Je presse le pas et ignore les événements autour de moi. Pourtant, tout semble bouger.
- Attendez! hurlé-je à l'attention de l'étrange visiteur.
Je trébuche sur une pierre et me vautre sur le sol devenu spongieux et gluant. Je me relève, mes yeux roulant dans mes orbites pour vérifier chaque angle. En jetant un oeil à la paroi, je remarque des milliers de créatures géantes grouillant les unes sur les autres. J'écarquille les yeux et fais un pas de recul par réflexe en mettant une main devant ma bouche. Je ne sais pas ce que c'est que ces trucs mais je n'ai pas envie de les réveiller pour le savoir. Ils ont six pattes, des ailes, parfois une corne et des centaines de dents fines mais aiguisées. De véritables monstruosités. Je me retourne doucement et poursuis mon chemin. J'entends un souffle. Fort, bruyant. Quelques pas me suffisent pour observer, plus loin, une créature gigantesque. Même de loin, elle semble énorme. Une centaine de bras parcourent son corps. Un géant aux cent bras... enchaîné et endormi. Hecatonchire...
- Tout le monde le fuit...
Je sursaute. Un homme était apparu à mes côtés. Je reconnais sa dégaine élancée et son chapeau improbable.
- Chapelier? Qu'est-ce que vous faites ici?
- Ta mère s'est bien occupée de moi, dit-il d'une voix peu rassurante. Alors, je lui ai rendu la pareille...
Je fronce les sourcils et tremble de peur.
- Que lui avez-vous fait? demandé-je en posant une main sur le pommeau de mon épée.
Il se tourne vers moi, plonge une main dans son large manteau et jette sur le sol une forme sphérique chevelue. Une tête.
- Tout le monde ici a... perdu la tête...
Il émet un rire qui me glace le sang tandis que je découvre avec horreur le visage de ma mère déformé par la peur, avec des yeux entièrement blancs. Je tombe à genoux et tremble de tout mon être, déversant mes larmes sur les restes de celle qui m'a donné la vie.
- Non! hurlé-je en sanglotant de plus belle. Je caresse machinalement ses cheveux ensanglantés, comme si j'avais l'espoir qu'elle respire de nouveau.
Mais rien ne bouge. Une présence glaciale apparaît dans mon dos. Je n'ai même pas besoin de me retourner. Je reconnais sa voix. Le Maître des Lieux... Elle pose ses mains aux ongles particulièrement longs sur mes épaules et colle sa bouche à mon oreille.
- Alors, siffle-t-elle entre ses dents, comment vas-tu te relever, cette fois? Je t'ai humiliée, torturée, violée et tu t'es toujours renforcée. Mais cette fois-ci... tu as perdu...
Mon regard reste aimanté sur la tête découpée de ma génitrice, comme si le monde qui m'entourait jusque-là n'existait pas.
- Tu espérais franchement pouvoir me battre? Moi qui ai acquis des années et des années de puissance? Tu as beau être dans ton propre enfer, tu ne peux contrôler les conséquences de tes actes, Alice.
J'écarquille les yeux et prends un ton ferme malgré ma voix chevrotante.
- Je n'y suis pour rien.
- Oh... bien sûr que si. Ne t'a-t-on pas dit de ne faire confiance à personne et que ceux qui semblaient bienveillants cachaient de sinistres desseins? Tu aurais dû tuer le Chapelier quand tu en avais l'occasion. Il est le gardien du Cercle de la Phobie. On t'avait laissé le choix de le tuer. Si tu l'avais fait, tu n'aurais pas été dans ce Cercle, Alice.
Je tire une mine déconfite. Mes muscles ne trouvent plus aucune volonté de se mouvoir. Je reste plantée à genoux.
- Miséricorde a... prédit mon cheminement?
- Ah, parlons de ça...
Son visage est soudainement recouvert d'une énergie blanche étrangement rassurante et se dévoile à moi Miséricorde.
- J'ai implanté de faux souvenirs dans les mémoires de mes serviteurs pour que l'histoire de Miséricorde paraisse crédible. Depuis le début, je te testais et je te surveillais. Je ne t'ai pas appelée, Alice. Tu crois honnêtement que je me serais occupée d'une personne aussi insignifiante que toi?
Mon poing se serre et tout mon corps tremble sous le surplus d'émotions néfastes. Je me surprends même à grincer des dents.
- Alors pourquoi je suis ici?
Elle reprend sa forme originelle et me tourne autour de manière théâtrale.
- Étrangement, mon esprit, en se développant, s'est connecté au tien. Lorsque je suis devenue reine du monde que je m'étais imaginé, mon esprit est devenu incroyablement puissant. Si puissant qu'il a créé une réalité alternative. Tout ce que j'avais imaginé s'est retrouvé dedans. Je me suis engouffrée dans ses dédales et, peu à peu, je me suis mise à le contrôler. Ça a dû arriver à un moment où, toi, Alice Hudgeson, arrivait à un tournant dans ta vie.
- C'est n'importe quoi, j'allais juste animer une fête d'anniversaire chez des gens très riches.
- Ces gens devaient t'engager pour que tu vives ton rêve. Ils étaient de célèbres producteurs. Tu pensais si fort que tu as souhaité traverser l'enfer. Mon esprit a dû t'exaucer car il était relié au tien.
- Pourquoi moi?
- Parce que nous sommes pareilles.
Je laisse un silence, écarquillant les yeux.
- C'est faux...
- C'est vrai et tu le sais. Mon corps physique est mort dans ton monde. Mon esprit a dû te prendre pour sa réincarnation. Il a vu que ta situation était pourrie, il a quand même vu une battante déterminée et t'a plongée dans un monde de torture et de souffrance pour voir si tu tiendrais le choc. Je vais même t'avouer quelque chose: tu es bien plus forte que je ne l'étais moi-même. Quand mon esprit m'a projetée dans un Pays des Merveilles corrompu et désolé, je pleurais pour chaque goutte de sang versée et je fuyais la plupart des combats. Plus tard on m'a expliqué que c'était la projection de ma raison qui voulait échapper à un esprit de psychopathe tueuse en série. Et toi, Alice?
Je ne réponds pas tout de suite et me contente de serrer les poings. Je finis par les relâcher, abandonnant toute résistance.
- Je suis une fonceuse ayant un ras-le-bol de la routine. Je voulais ressentir qui j'étais vraiment au plus profond de moi.
J'empoigne la garde de mon épée d'une force que je m'ignorais.
- Je ne me suis jamais sentie aussi émancipée que dans ce putain d'enfer... dis-je tristement.
- Tu vois? Nous sommes pareilles!
Elle glisse rapidement sur le sol et parcourt la distance jusqu'au géant aux cent bras. Elle plante ses ongles dans sa peau et lui injecte un liquide qui se propage sous la peau. Après quelques secondes, le colosse se met à bouger et se lève. Le Chapelier regarde le géant tout en souriant.
- Tue cette intruse, lui chuchote-t-il.
J'écarquille les yeux.
- Quoi?
À peine ai-je le temps de finir ma syllabe qu'un immense poing s'abat sur moi en fendant l'air. Je saute pour l'esquiver et me retrouve au sol. Je me relève en vitesse et commence à courir en trébuchant un peu.
- Putain! crié-je.
Je me mets à détaler de toute mon haleine en jetant quelques coups d'oeil derrière moi pour suivre la progression de mon ennemi. Il est largement plus grand que moi. Il parcourt une grande distance avec un seul pas tandis que je m'essouffle. Je vois une crevasse beaucoup plus étroite sur ma droite. Je bifurque et constate qu'un seul de ses bras m'a suivie. Le Maître des Lieux apparaît dans un nuage de fumée noir sur son épaule.
- Allons, Hécatonchire. Tu es largement plus fort que ça.
Elle lui plante un ongle dans le cou et je vois des veines apparaître petit à petit. Ses yeux deviennent blancs et il commence à écarter la crevasse avec ses bras. J'écarquille les yeux et me remets à courir. Les pierres tombent autour de moi, phénomène dû au tremblement causé par sa force titanesque. À ce momemt, je me dis que ferais mieux d'éviter de me retrouver dans l'une de ses mains. Il m'écraserait sans problème. Je vois le bout de la crevasse: un putain de cul-de-sac. Mais je peux grimper. Le chemin est semé de plateformes à différents niveaux. Je pourrais atteindre la tête de l'Hécatonchire. Je fonce, mais ma vue se trouble peu à peu. Fait chier! Une carence de nourriture. J'essaie de me concentrer et attrape la première prise. Je grimpe le plus vite possible mais ma vue devient de plus en plus floue.
- Allez, tiens bon Alice!
Je jette un regard derrière moi. L'ennemi est bientôt là. Je grimpe plus vite encore et arrive en haut. Je fronce les sourcils pour évaluer la distance. Pas encore. Je le vois, rouge de colère, fonçant vers moi. Je m'élance vers lui en sautant et lui plantant ma lame dans l'oeil. Son sang me recouvre et je l'entends hurler.
- J'espère que t'as aimé ça, enfoiré.
Je sens une ombre plâner sur moi. Je lève les yeux et je vois sa main sur moi. Je grimpe jusqu'au sommet de son crâne et sa main percute de plein fouet son visage. Je lutte pour garder l'équilibre avec mes talons. Je plante ma lame dans sa tête et il a un spasme violent. Je m'accroche comme je peux tandis qu'il s'écroule lourdement. J'atterris sur le sol en faisant une roulade, mais je titube et trébuche. Le Maître des Lieux apparaît devant moi et me plante le talon pointu qu'elle a dans ma main droite. Je hurle en laissant couler des larmes sur mes joues.
- Comment une simple fille arrive autant à me mettre des bâtons dans les roues, je l'ignore.
Elle retire son pied et commence à marcher autour de moi.
- Qui es-tu?
Tandis que je tiens ma main ensanglantée avec l'autre, un sourire s'esquissesur mon visage.
- Une emmerdeuse.
Elle sourit en retour et lâche sur le sol un grand sandwich qui a l'air savoureux.
- Me déçois pas, j'ai vraiment envie de t'affronter dans les règles de l'art.
- Tu dis ça après avoir lancé un géant à mes trousses?
Elle rit de bon coeur.
- Touché.

Alice's Inferno (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant