On m'a volé mon moi

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J'arrive dans une salle circulaire remplie de miroirs. Tous identiques, un tout petit peu plus hauts que moi. Tous reflètent mon image et je pince mes lèvres. Qu'est-ce que c'est que ce bordel encore? Je regarde attentivement autour de moi. Je me sens désespérément seule. Seuls mes pas résonnent, aucun autre son. Je me balade au milieu des miroirs, tentant de temps à autre d'appeler quelqu'un, sans réponse. Soudain, des lumières provenant de projecteurs m'éblouissent. Deux silhouettes, plutôt trapues se meuvent.
- Bonjour, Alice, dit l'un. Tu es ici pour récupérer ton toi.
- Bien au contraire, rétorque l'autre. Tu es ici pour l'affronter.
- Qui êtes-vous? demandé-je.
Ils descendent de leur perchoir en faisant preuve d'une grande dextérité et je vois deux personnages un peu difformes et totalement identiques. Ils font une petite courbette avant de se présenter.
- Je suis Tweedle Dim et voici Tweedle Dom.
- C'est tout l'inverse! Je suis Tweedle Dom et il est Tweedle Dim.
Je pousse un long soupir. Je sens que ça va être long. Soudain les images dans les miroirs sortent de leurs prisons et m'entourent. J'en vois des dizaines. Des moi. Plein de moi, me scrutant malsainement.
- C'est drôle, hein? fait l'un des jumeaux. La vraie toi saurait trouver la différence entre vous.
- Oui, mais quelle est-elle? reprend l'autre. Ah, c'est un suspens insoutenable.
Ils s'en vont en prenant soin de m'enfermer ici. Je les observe toutes et ma gorge se serre. J'empoigne bien mon épée dans mes deux mains et je commence à me débarrasser des Alice les plus proches. Chaque fois que je les frappe, elles se brisent en petits morceaux. Mais les morceaux se rassemblent après un petit temps. Elles me sourient.
- Tu ne peux nous battre si tu ne te connais pas toi-même, m'informe l'une d'entre elles.
- Chacune d'entre nous possède un petit quelque chose que tu n'as pas. Ça peut être visible ou bien une manie très difficilement perceptible, annonce une autre.
- Tu ne sortiras jamais d'ici! ricane une troisième.
Je me dirige vers elle et j'écarquille les yeux.
- Je n'ai pas ce rire, dis-je en l'éclatant. Cette fois-ci, elle ne se reforme pas.
- On va toutes mourir! panique l'une non loin de moi.
- Je n'ai jamais été pessimiste!
J'enchaîne les meurtres de moi en étant le plus attentive possible. Une rousse, une qui bégaie, une avec deux mains gauche... Je les croyais toutes identiques. Mais non. Bien sûr que non. La seule chose qu'elles ont en commun, c'est qu'elles ne sont pas moi. Cependant, elles répliquent. Leurs coups sont précis, tranchants et douloureux. Elles laissent des débris de verre dans ma peau. Je les élimine, mais mon sang se mêle au ballet. Du verre dans ma peau, partout... Sur le sol, le regard vide, j'observe ma dernière ennemie. Elle me ressemble en tous points. Mon pouls s'accélère. J'ai perdu beaucoup de sang. Ma vue se brouille. Le pied de mon image miroir se transforme en tesson pointu et elle me l'enfonce dans l'épaule droite. Je hurle de douleur tout en m'agitant.
- Tu ne peux pas me vaincre, dit-elle avec ma voix. Je suis toi. J'ai tout de toi. Ton physique, ta voix, ton caractère, tout. Je suis une meilleure toi que tu ne l'as jamais été. Ceci est une vérité. C'est moi Alice.
Je grince des dents en lâchant un sourire.
- Est-ce que tu sais chanter?
- Quoi?
Elle recule en écarquillant les yeux.
- La vraie moi ne refuserait jamais de démontrer ses talents. Alors je t'écoute.
- Hum... Bien sûr...
Elle s'échauffe la voix... pour chanter atrocement mal. Sa voix me vrille les tympans. Je me transperce l'épaule avec le tesson tout en attrapant mon épée de l'autre main avant d'abattre cette dernière d'un coup vertical.
- Va apprendre à chanter, connasse.
Je me relève péniblement et me dirige vers la porte qui s'est ouverte.
Dans la pièce suivante, je vois encore plus de miroirs et je soupire longuement.
- Dites-moi que c'est une blague? m'exclamé-je.
Je tente d'apercevoir les jumeaux que j'ai rencontrés auparavant, sans succès. Cette fois, les miroirs restent des miroirs.
Je ne le dis pas depuis tout à l'heure mais l'envie de m'allumer une cigarette me démange. L'envie de nicotine se fait ressentir dans ces moments. Hélas, le garde qui m'a mise en prison m'a retiré tous mes effets, je n'ai plus que cette tenue de prisonnier. Heureusement que j'ai réussi à récupérer mes armes, mais qu'est-ce que je ne donnerais pas pour une cigarette...
Je m'approche de l'un des miroirs. Sa glace devient liquide. Je tente d'y plonger une main. Elle passe au travers. Je hausse les épaules et y entre entièrement. J'atterris dans un endroit enneigé, plutôt grand. Une ville. Les lumières allumées au loin semblent indiquer une fête. Les lampes de la ville qui me rappellent que nous ne sommes que des êtres insignifiants. Ma mélancolie se noie toujours dans cet océan de phares. C'est comme si ces lueurs voulaient qu'on les rejoigne.
J'avance donc dans cette direction, ne sachant où aller d'autre. De la civilisation. De la joie. Une fête. Des sourires. De la chaleur. Je pleure de contentement à la vue de toute cette foule humaine. Près du gigantesque sapin décoré, placé au milieu de la Grand-Place, j'aperçois une mère avec sa fille blonde... je la reconnaîtrais entre toutes. C'est ma mère... et la petite fille, c'est moi. J'écarquille les yeux et mon sourire s'efface. Ses yeux gris deviennent blancs, sa main devient griffue. Elle se retourne vers ma mère. Je cours de toutes mes forces dans sa direction, ma lame à la main et je décapite la petite moi avant qu'elle ne se rue sur ma mère.
- Pas facile de trouver ce qui t'anime vraiment, n'est-ce pas? entends-je.
En me retournant, j'aperçois les jumeaux perchés dans le sapin en train de me saluer.
- C'est très facile, c'est la musique. Pour rien au monde je ne ferai de mal à ma mère.
Ils fondent sur moi comme deux ombres furtives et me plaquent au sol. Les tessons de verre qui étaient restés dans mon dos s'enfoncent davantage dans ma peau. Je grimace en me débattant.
- Tu n'es plus tout à fait toi depuis que tu es dans cet Enfer.
- Peut-être que tu n'es pas la Alice qu'il nous faut?
- Vous vous trompez tous les deux. Je ne me suis jamais sentie aussi libre depuis que je suis ici.
Ils me lâchent avant de disparaître dans le ciel en ricanant. Je me relève, encore plus déterminée qu'avant et fais le tour des échoppes de la ville.

Alice's Inferno (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant