Jusqu'au bout

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- Tu as une sale mine, entends-je.
Je papillonne des yeux. Je me sens nauséeuse. Une grande envie de gerber. Merde. Je crache ma bile sur ma droite avant de repérer mon interlocutrice. Miséricorde. Évidemment.
- T'es venue pour me détacher?
Elle secoue la tête tandis que je prends peu à peu l'ampleur de mes blessures: j'ai trois de mes doigts complètement retournés, des trous un peu partout dans les bras, de multiples entailles plus ou moins profondes et mes vêtements sont en lambeaux. Et je n'ose même pas imaginer ma tête. Miséricorde s'approche de moi et me plante un couteau dans le bras gauche. Je hurle de douleur en m'agitant et la regarde.
- Qu'est-ce que tu fous, abrutie?
- Ne m'en veux pas, Alice. Le Cercle décide lorsqu'il est confronté à un choix qui n'a pas été proposé. C'était ça ou te tuer. Et si j'avais choisi autre chose, j'aurais été envoyée dans un Cercle parallèle.
- Miséricorde! Je compte tuer le Maître des Lieux! Si je réussis, tout redeviendra normal ici. Alors arrête ton égoïsme et laisse-moi faire...
Elle grimace et me regarde avec sa tête-télé. Je la dévisage et elle soupire.
- T'es chiante.
- Je sais.
Je me débats violemment jusqu'à détendre mes liens et je réussis à glisser mes mains sous les lanières de cuir. Je pose prudemment les pieds au sol pour voir si mes jambes me portent toujours. Elles tremblent mais je tiens debout. Je tourne la poignée et agite frénétiquement la porte. Elle ne veut pas s'ouvrir. Je brûle de rage et commence à donner des coups d'épaule dedans. Rien n'y fait.
- Putain!
Miséricorde s'éclaircit la voix et ouvre la porte tellement facilement que ça en devient rageant. Je la fusille du regard et avance en grognant.
- C'est facile quand on a des pouvoirs.
Dans le couloir où se trouvait ma mère, j'entends un vrombissement, comme un hurlement inhumain. Je tourne la tête dans la direction d'où ça provient et je me tiens sur mes gardes. Sur le mur, je trouve le symbole du crucifix, symbole d'une Chambre de Foi. Je souris, appuie dessus et y trouve l'habituelle pièce de ressourcement. Il y a également des vêtements féminins. Un pantalon assez serré mais confortable, des bottines plates, un tee-shirt bleu avec quelques paillettes et un veston de cuir noir. Je remarque également un peu de nourriture posée sur la table. Je mange le tout et soigne les petites blessures à l'aide de l'Eau bénite avant de sortir pour me diriger vers le bruit, le sourire aux lèvres, affûtée de mon nouvel accoutrement.
En passant une nouvelle porte, je découvre une grande arène peuplée de démons en tous genres. Au centre de l'arène, deux poteaux hérissés de pointes. Attachée à l'un d'eux, ma mère me supplie du regard. Cette vision a l'effet d'une gifle sur moi. Mais sur l'autre, le Chapelier, encore inconscient. Dans une loge située en hauteur, les deux reines gloussent et commentent à travers des hauts-parleurs:
- Je crois que nous allons assister à un spectacle des plus déplaisants, Lubiana, commente malicieusement la Reine rouge.
- En effet, Addrah, ça risque de gicler un petit peu, couvrez-vous bien, répond la Reine blanche en souriant.
Le plafond s'ouvre sur deux gigantesques poids menaçant de s'écraser sur les deux pauvres victimes au centre. Je cours pour me rapprocher.
- Ha! Un instant très chère Alice, fait la Reine blanche. Je trouve que tu es bien impatiente. Ceci est ton épreuve. Si tu ne l'acceptes pas, les deux mourront.
Je serre les dents et les poings en les regardant.
- C'est bien. Sage fille. Voici donc ta petite surprise: tu vas te battre pour sauver celui que tu choisiras de libérer. Mais plus tu donneras de coups et plus le poids penchera vers celui que tu n'as pas choisi. Si tu reçois des coups, l'équilibre sera remis à zéro.
Je souris par réflexe et dégaine mon épée. Au fond de l'arène se lève une grille et un immense démon tentaculaire en sort. Il porte une impressionnante armure et hurle à la foule. Le cri que j'ai entendus dans le couloir... Il arbore une gigantesque masse à pointes qu'il agite pour tenter de m'impressionner. Je plisse les yeux et commence à marcher sur ma droite, lentement, un pas après l'autre. Il abat sa masse dans ma direction, je l'esquive en faisant un petit saut sur le côté. Le temps qu'il reprenne son équilibre, je me rapproche un peu. Je ne suis toujours pas à portée mais je l'aurai à l'usure. Cette fois, il balaye le sol. Je saute au bon moment pour éviter d'être fauchée et je fonce vers lui. Il s'est lui-même créé un angle mort.
- Je choisi de sauver ma mère! dis-je en portant un coup à l'épaule du monstre, à un endroit non recouvert par l'armure.
Le poids sur la tête de ma mère s'élève un peu tandis que celui du Chapelier chute de la même distance.
- Aucune surprise jusque là, Lubiana, fait la Reine rouge.
- En effet, Addrah, rétorque l'autre. La jeune Alice a choisi de sauver le membre de sa famille.
Je tire une tête blasée et je sens que la masse fond sur moi. Je tourne la tête à temps et l'esquive de justesse. Je décide de me concentrer sur le combat. Je pare maladroitement quelques coups avant de m'éloigner. Portée trop grande. Chier. Je passe mon temps à esquiver ses coups. Je ne peux pas continuer comme ça, je vais m'épuiser. Je décide de courir tout droit après son grand coup vertical. Je me faufile entre ses deux jambes et abats mon épée sur l'un des deux mollets. Comme avant, le poids fonce sur la tête du Chapelier, très proche de l'écraser. D'accord. Je me retourne, esquive un nouveau coup de masse mais décide de me prendre son poing. Le choc me propulse en arrière et je heurte le mur de l'arène de plein fouet. Je pousse un cri étouffé avant de retomber sur le sol, à genoux. Les poids s'équilibrent tandis que je me relève péniblement. Je continue ainsi pendant de longues minutes, lui portant deux coups avant d'en prendre un. Au final, je suis plus mal en point que lui.
J'ai un bras cassé, une jambe meurtrie et je ne parle même pas des cocards sur mon visage. Je souris intérieurement. Depuis le début, j'avais un plan.

*
**

Quelques minutes plus tôt...

Je décroche la besace en cuir qui pend à ma taille. Depuis le début, j'ai pris soin de la prendre avec moi. Dans la Chambre de Foi, un peu après avoir mangé, j'ai trouvé une boîte d'épingles appartenant au défunt malheureux. J'ai arraché l'un de ses vêtements que je ne porte pas pour récupérer un fil et j'ai recousu la besace avant de la remplir d'Eau bénite. Ayant déjà bu à cette fontaine, je sais pertinemment que cette eau ne me servira qu'à l'offensive. Et tant mieux. C'est exactement ce que je recherche...

*
**

Je décroche ma besace en cuir et fronce les sourcils. Je fonce droit devant moi sans me soucier de rien. Je sens une ombre s'abattre sur moi. Peu importe. J'irai jusqu'au bout. La pointe de sa masse me lacère le dos. Ça m'a juste effleurée... Je crie et grimpe sur les pièces d'armure du monstre. Quand je suis sur son bras, il le lève. Je profite de l'élan pour me lâcher et atterrir sur sa tête. Je débouche la besace et déverse le liquide en l'aspergeant.
- Il faut me calculer au compte-gouttes, saloperie!
Ouais, après réflexion, je n'en suis pas très fière de celle-là, mais oh! C'est dur de trouver une bonne punchline avec pour thème l'eau... Ce n'est pas si facile, croyez-moi.
La bête s'effondre sur le sol dans une bouillie informe en hurlant à la mort. Les deux reines me regardent avec un air circonspect. Je plante mon épée au sol et je leur souris fièrement.
- Ça ne compte pas pour un coup, si je ne m'abuse.
Le poids sur le point (essayez de le dire vite ça, tiens) de tomber sur la tête du Chapelier ne bouge pas d'un pouce.
- Je crois qu'elle nous a eues, Luabia, annonce la Reine rouge.
- Il semblerait, Addrah. Qu'allons-nous faire désormais?
- Oh au fait! annoncé-je avant qu'elles ne continuent leur cirque.
Je lâche la bourse au sol qui soulève un peu de poussière.
- J'ai l'argent que vous m'aviez demandé.
Je me dirige vers les deux prisonniers, les libère et serre ma mère dans mes bras.
- Tu as affronté tout ça pour moi? demande-t-elle.
- Et aussi parce que je veux sortir d'ici, lui avoué-je en rougissant un peu. Mais c'est toi qui m'as donné la force pour me surpasser.
Elle sourit en caressant mes joues.
- Alice?
- Oui, maman?
- Chante-moi quelque chose.
Je n'en revenais pas. Elle qui voulait toujours mettre un frein à ma carrière... Elle qui était la première à me dire de ne pas révéler mon corps comme ça...

When I heard that sound
When the walls came down
I was thinking about you, about you
When my skin grows old
When my breath runs cold
I'll be thinking about you, about you

Les deux reines nous ont rejoints en nous prenant de haut avec leurs grands airs. Je les défie également. Leurs bouches s'ouvrent beaucoup trop à mon goût. Elles se transforment peu à peu en créatures difformes, pleines de pustules, de bras, de bourrelets. Leurs vêtements se déchirent sous l'effet de la transformation. Une fumée noire apparaît dans l'une des mains de chacune et matérialise une arme pointue et tranchante. Je souris et fais danser mon épée autour de moi.

Seconds from my heart
A bullet from the dark
Helpless, I surrender
Shackled by your love

J'esquive leurs coups en dansant. En faisant mes mouvements, je continue de chanter. Je ne vis que pour chanter. Je le sais. C'est pour ça que je suis faite. Les paroles défilent, les coups s'empilent, les esquives se précisent, mes coups incisent. Après plusieurs minutes de bataille acharnée où quelques coups m'ont été rendus, je finis par trancher la grande gueule de la reine blanche. Elle s'écroule plus loin dans un flot de sang noir. Je me remets sur mes appuis et fais face à mon second adversaire.
- Tu as toujours l'intention de me couper la tête? souris-je.
Elle crache un rapide hurlement avec un bon filet de bave et me fonce dessus. J'effectue simplement un coup vertical, de bas en haut. La taillade est telle qu'elle s'ouvre à demi en deux, déversant sur le sol une partie de ses organes et cinq bons litres de sang. Elle tombe à la renverse, inanimée. Je rengaine alors que la lumière au fond du couloir grillagé m'éblouit. Je me tourne vers ma mère et la regarde, recouverte de sang noir.
- Prends soin du Chapelier.
- Où est-ce que tu vas?
- Finir ma quête personnelle.
Je disparais alors dans le couloir et la grille se referme dans un bruit métallique.

Alice's Inferno (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant