Alice's Inferno (TERMINÉ)

Les Limbes

La journée est plutôt ensoleillée. Je vais pouvoir faire ce que j'avais prévu dans l'après-midi. Une petite balade en pédalo sur le lac avec Lilia. Notre relation est très soudée et aussi compliquée. On s'était juré de ne pas être ensemble et de trouver en ce bas monde des hommes qui nous conviendraient. On l'a faite notre balade et même si la plupart des types nous regardait avec envie, faut dire que celui qui regardait le ciel en bronzant était plutôt mignon. J'aimerais bien lui donner quelques concerts privés moi. L'entendre scander mon nom. Alice, Alice...
- Alice? Alice?
J'ouvre péniblement les yeux et constate la flaque de sang au sol. Mon sang. Miséricorde m'a appelée. La réalité me fait l'effet d'une bonne grosse gifle. Je prends appui sur mon épée pour me relever. J'ai froid. Un comble pour l'Enfer où il est toujours censé régner une chaleur insupportable.
- Je suis désolée, Alice, me dit mon interlocutrice. Je ne voulais vraiment pas ça pour toi, mais j'étais si désespérée...
- Ne t'en fais pas, parviens-je à articuler, je crois que j'aurais fait pareil. Ma première épreuve, ce sont les Limbes, c'est ça?
Elle acquiesce tout en m'aidant à marcher. Le chemin derrière la porte est plutôt étroit et il longe un mur. En contrebas, une vallée de douleur s'étend. Le ciel est plein de nuages chargés d'éclairs, comme s'ils déversent toute la fureur du monde. Je ne vois aucun sol, juste une espèce de rivière brumeuse infinie. Pour la décoration des lieux, j'aurais deux mots à dire au responsable de tout ça... Des corps sont empalés sur des pieux. Tout ce qui se trouve ici étant déjà mort, je les vois bouger en suppliant de mettre un terme, une bonne fois pour toutes, à leurs souffrances. Mais je ne peux pas les aider... ils sont beaucoup trop. Pour nous éclairer, des têtes posées dans des bols en métal brûlent indéfiniment, elles aussi bougent encore et nous observent quand on leur passe devant. Cette vision me donne la chair de poule tandis que je récupère peu à peu mon énergie. Miséricorde s'arrête soudainement et me fixe.
- Tu sais, même en Enfer, il y a des endroits où se réfugier. Des Hommes, guidés par l'espoir ont creusé certaines pièces, cachées aux yeux du Maître des Lieux. Ils y ont conservé leur foi inébranlable, attendant leur rédemption.
Elle me montre un symbole sur le mur qui représente un crucifix plutôt détaillé.
- Recherche ce symbole. Tu pourras alors bénéficier d'un moment pour souffler.
Je pose ma main dessus et le mur s'ouvre en se déchirant, laissant apparaître une pièce de couleur chaude et accueillante. Des bougies éteintes décorent grossièrement la fontaine en pierre. La première chose que je vois, c'est le squelette du malheureux qui s'est caché ici. Mais j'aperçois également une ancienne gourde, tout en cuir ainsi qu'un crucifix.
- L'Eau bénite guérira tes blessures non mortelles. Tu n'en auras plus jusqu'à la prochaine pièce secrète, alors économise. Et si ta foi est assez ardente, ce crucifix t'aidera à sauver des âmes damnées qui te semblent invulnérables.
- Je suis en Enfer, je peux bien croire au Paradis, réponds-je en souriant tristement.
Je trouve de quoi accrocher sommairement mon matériel à ma ceinture et j'arrive même à glisser l'épée. Je bois quelques gouttes et mes plaies cicatrisent instantanément. Je n'en reviens pas qu'une telle douceur repose dans cet Enfer... mais je vais devoir économiser...
Je m'avance et au-delà du pont qui surplombe la mer de brume, j'aperçois un gigantesque tas de corps entreposé là. Je me méfie de cette découverte en restant le plus éloigné possible, mais lorsque je mets un pied sur l'autre rive, les corps se soudent entre eux. Certains voient leurs ventres exploser pour entremêler leurs tripes et former une espèce de masse humanoïde effrayante et sanguinolente. Ensuite, d'autres corps incandescents, venus des nuages, s'empilent les uns sur les autres et forment une épée enflammée à la portée gigantesque. C'est lui le Juge? J'écarquille les yeux devant cette nouvelle et répugnante découverte, mais à peine ai-je le temps de m'en remettre que je vois une longue traînée de flammes se diriger droit sur moi. Je ne l'esquive pas vraiment. Disons plutôt que je glisse. Cependant, les flammes m'atteignent à l'épaule droite et commencent à me dévorer la chair. Je hurle de douleur et roule sur le sol pour éteindre le brasier. Franchement, je fais pitié non? Allez Alice... c'est quoi ton problème?
Alors qu'il tente de me mettre un coup vertical, je roule sur le côté et me relève hormis la vive douleur à mon épaule. Je tente une taillade, mais la masse de chair absorbe mon coup, se contentant juste d'en faire jaillir du sang. Il m'agrippe alors de sa "main" libre et je sens les dizaines de mains toucher mon corps, comme s'ils avaient envie de le caresser ou de le griffer au sang. Je hurle de douleur sous les coups d'ongles qui lacèrent ma peau et j'attrape en désespoir de cause la croix. Je la plaque contre le creux de la main et une vive lumière la brûle. Il me lâche alors et je retombe sur le sol en haletant, comptant mes plaies. Je grimace. Bon sang Alice, on a dit d'économiser ta flotte...
Je lance au monstre un regard de défi et son épée de chair enflammée me menace. Je soupire.
- Fait chier.
Je prends la gourde, la tiens à l'envers et déchire le fond avec la pointe de ma lame. Ensuite de quoi je lui balance à la figure tout le contenu. La chair se met alors à fondre, comme dans un bain d'acide, des milliers d'horribles hurlements me déchirent les tympans. Et tandis que la masse de chair fond sur le sol pour devenir une espèce de flaque visqueuse couleur chair et sang, je récupère avec dégoût ma besace en me disant que je trouverai bien quelque chose pour la recoudre. Tu parles. Pas la peine d'espérer quoi que ce soit dans cet Enfer.
Miséricorde apparaît alors et regarde le spectacle.
- Tu as une drôle de façon d'économiser.
- Je me suis dit que c'était le moyen le plus rapide. C'était lui le Juge?
- Non, pas du tout. Lui n'était que le guide des morts. Le Juge se trouve au-delà de cette mer.
J'ai un rictus forcé et je range mes acquisitions. Je m'assois au bord de l'arène et regarde vers l'horizon, tentant de voir ce qui s'y trouve. Traverser ça? Comment?
Alors que je me pose la question, Miséricorde me rejoint et plonge avec moi son regard dans le vide.