Manque

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Cette cigarette semble tellement meilleure que les autres. Je jette mon briquet dans le vide en grinçant les dents. Il faut que je m'en procure un au plus vite. Je déteste ma vie actuellement. Sans briquet, ma vie pue. Bon, ma vie pue pas mal depuis quelques temps là. Bloquée dans ce putain d'Enfer. Je ressens de la fatigue plutôt aiguë à force de faire des hémorragies.
Je passe la porte dans l'arrière-pièce de chez Tsulut'yun et me retrouve dans une chaleur insupportable. Ma respiration se coupe momentanément et j'aperçois un plateau suspendu dans les flammes. À quelques trois cents mètres en dessous, un lac de lave en fusion. Sur le plateau, un village plutôt rustre garni de violence. La place principale est décorée de Croix de David en train de brûler et certaines sont utilisée en ce moment, condamnant la pauvre victime à brûler en plus de recevoir d'autres châtiments corporels. Parmi toutes les maisons, une se démarque facilement des autres en étant surmontée d'un gigantesque chapeau. Je souris et me dirige vers ce bâtiment singulier. À l'intérieur, je retrouve le Chapelier qui s'affaire en s'énervant contre son capharnaüm.
- Chapelier?
- Pas maintenant, Alice. Mais où diantre a-t-il pu bien passer?
Il fouille drastiquement dans des piles de vêtements entières en râlant.
- Que cherchez-vous?
- Mon Ardecum.
- Et qu'est-ce?
- Un instrument de mesure extrêmement important pour mon travail.
- Vous êtes chapelier pour le Maître des Lieux?
- Par le Chapeau Sacré, non! J'aimerai mieux me retrouver dans le Cercle de la Gourmandise que de servir ce fauteur de trouble. Non, mes créations sont pour les deux anciennes reines.
- Deux anciennes reines?
- Avant que ce psychopathe déréglé ne fasse son apparition, les Enfers étaient dirigés par deux reines qui imposaient une sorte d'équilibre entre la torture et l'apaisement. Ça nous empêchait de devenir totalement fous. Mais hélas, tout a tourné à la folie ici.
- Ces reines... où sont-elles?
- Elles dirigent désormais le Restaurant de la Tentation. C'est un peu notre trésor national.
- Merci. Je vais y faire un tour.
- Attends.
Je me retourne en l'interrogeant du regard. Il m'examine en papillonnant des yeux.
- Ce chapeau ne va pas du tout avec ta tenue.
- Je suis pas sûre que ce chapeau aille avec quoi que ce soit, grincé-je.
- Donne-moi une minute.
Il s'empare de rouleaux de tissus et les déplie sur moi tout en s'emparant de ciseaux, d'aiguilles sur un dé à coudre et d'un mètre. Il m'enroule théâtralement tout en chantonnant un petit quelque chose tandis que je reste immobile, un peu étonnée. Après quelques instants, je suis vêtue d'une robe verte excentrique très courte et des gants de soie rouges décorés n'importe comment.
- Et... la touche finale...
Il sort de sa cape une paire de bottes rouges à talons hauts et me regarde.
Je soupire et me défais de mes chausses avant d'enfiler les nouvelles.
- Comment tu trouves? demande-t-il en m'amenant devant un miroir.
Je ris nerveusement et hausse les mains.
- C'est hideux!
- Ouais. C'est la mode en ce moment. Passe le bonjour aux reines!
Je souris en quittant la demeure et en me dirigeant vers ledit restaurant.
La première chose que je remarque en entrant, c'est l'odeur pestilentielle qui règne. Une odeur tellement forte que ça vous prend la gorge, ça vous fait un noeud dans l'estomac. Une odeur si puissante que j'ai failli ressortir direct. Mais non. Il faut que j'avance. Coûte que coûte. Je vois une fine fumée flotter dans les airs, serpentant entre les clients engraissés. Tous les regards se tournent vers moi. J'ai la vague impression d'être une mouche dans une ruche. Les pavés de viande - sûrement humaine - sont suspendus via des rails au plafond parmi les clients, leur laissant le loisir de choisir quel morceau ils souhaitent. Ne me posant aucune question, je m'assois à une table et une petite trape s'ouvre au sol, révélant une grande femme, de blanc vêtue, maquillage au teint blanc, de petites subtilités par-ci pour casser avec le côté "Dame Blanche"* et un sourire radieux, presque glauque.
- Bonjour, chère cliente, annonce-t-elle d'une voix qui susurre. Je suis Anelia, la Reine Blanche.
J'ai failli rajouter un "sans déconner" mais j'ai eu peur que je passe juste pour une immonde connasse qui aime soulever l'évidence.
- Euh... enchantée? réponds-je peu rassurée. Je m'appelle Alice.
- Eh bien très chère Alice. Allez-vous déguster notre viande juteuse ou notre festival de fruits infernaux de saison?
- Euhm. Ni l'un ni l'autre. En fait je cherche plutôt un renseignement pour savoir comment sortir de ce Cercle.
Son expression faciale change alors radicalement et se fige dans un TIC nerveux sur une expression horrifique, les yeux grand ouverts, un large sourire hérissé de dents pointues et les bras tendus vers moi.
- IL FAUT CHOISIR. TEL EST NOTRE COMMANDEMENT DE VIE, balbutie-t-elle. TU DOIS CHOISIR.
Je ravale ma fierté et ma salive et décide de coopérer sagement.
- Je prendrai les fruits, s'il vous plaît.
Son visage redevient doux et rassurant, comme baigné dans une lumière divine.
- Tout sera fait selon votre désir, mademoiselle.
Elle disparaît après quelques instants dans la même trappe au sol et j'attends sagement. Un store se lève dans l'arrière-salle et une femme aux proportions démesurées apparaît. Dans ses toutes petites mains, elle tient un plateau d'argent sur lequel sont disposés des fruits noirs ou verdâtres. Elle enjambe le couloir et penche son énorme tête vers moi. Elle est tout de rouge vêtue avec quelques subtilités de noir.
- Voici votre commande, mademoiselle.
Elle pose le plateau et me regarde.
- Euhm... merci.
Elle tend une main crochue vers moi, paume contre ciel. Je me contente de la regarder en me posant des tas de questions.
- Ça vous fera septante** Kopas, annonce-t-elle.
J'écarquille les yeux et commence à sourire nerveusement.
- Ah... oui... En fait je n'ai pas d'argent... On ne m'a pas vraiment prévenue et puis je ne suis pas ici par gaieté de coeur. On m'a un peu forcé la main. Et pour tout vous dire, j'ignore même ce que c'est qu'un Kopa.
- Vous n'avez pas d'argent? Qu'on lui coupe la tête!
- Quoi? fais-je, surprise.
De nouvelles trappes apparaissent au sol et des étranges créatures sans tête apparaissent. En fait, leur visage est directement greffé sur leur torse. Ils tiennent tous une énorme épée noire d'une manière théâtrale. Ils la soulèvent au-dessus de leurs... torses et j'écarquille les yeux. Je pousse sur la table vissée au sol, ce qui a pour effet de me faire tomber à la renverse. Lorsque le dossier de ma chaise percute le sol, je fais une roulade en arrière et observe les lames se planter dans le bois, là où je me situais quelques secondes auparavant. Je sors mon épée, me redresse et pare un coup qui m'était destiné. Commence alors une chorégraphie mêlant danse approximative et parades de coups d'épée en un contre dix. Les tables et tout ce qu'elles supportent volent en myriades de débris douteux qui atterrissent tantôt au sol, tantôt sur les clients. Quand je réussis à me libérer d'un assaillant, un autre se rue sur moi avec la subtilité d'un camion-remorque sur des planches de bois. Je n'arrive pas à rendre tous les coups qu'ils me portent et suis bien obligée de reculer sous les coups. Je regrette d'être dans un espace aussi confiné. Alors que je viens de penser à ça, je me débrouille pour prendre un peu de distance avec mes poursuivants. L'un d'entre eux me charge comme un décérébré rebelle. Parfait. Je lui attrape le bras, le tire contre moi pour lui donner davantage d'élan et lui balance un coup de botte bien placé qui lui fait traverser l'une des fenêtre avant de finir encastré dans un mur, un peu plus loin. J'en profite pour sortir en courant près d'un précipice. Là, je livre un nouveau combat en un contre neuf, puis dix, le démon encastré ayant trouver le moyen de se libérer. Tous sans exception essaient de me trancher la tête. Du coup, leurs offensives sont très prévisibles. J'en éviscère un avant de planter la pointe de ma lame entre les yeux d'un autre. Tout en continuant mon ballet improbable, je fais tourner ma lame au-dessus de moi. Étant plus petite qu'eux, j'entaille leur peau et m'offre un peu plus d'espace. Petit à petit, je me débarrasse de mes ennemis entre deux souffles jusqu'à ce que j'arrive enfin à tous les anéantir. Je suis légèrement blessée, mais pour l'instant, rien de grave. Je décide de retourner voir le Chapelier. Il y a certaines choses que j'aimerais mettre au clair avec lui.
Je débarque en trombe chez lui où il a apparemment retrouvé son objet, un espèce de compas pas réglable en bois sur lequel des niveaux liquides sont installés. Je range mon épée dans son fourreau et me plante devant lui, déterminée.
- Pourquoi vous m'avez envoyée là-bas? J'ai failli me faire tuer parce que je n'avais pas de quoi payer!
- Ma chère Alice, tout n'est pas calculable en argent. Ta présence ici, par exemple. Seuls les morts ont le droit de passer la Mer de Brume. Et pourtant, tu es là.
- Je vous assure que ce n'est pas par gaieté de coeur.
- Ce n'est pas la question. Toute infraction a un prix. Et la tienne se paie par le sang.
- Alors pourquoi m'avoir donné ce chapeau? Pour que je verse plus de sang?
- Il aurait été injuste de te laisser mourir après avoir réussi une épreuve. C'est mon sens de la justice équitable, en quelque sorte. Quoi qu'il arrive, si tu vaincs le Gardien du Cercle, tu dois continuer.
- Trop sympa, merci.
Je prends le chapeau situé sur ma tête et le jette au sol. Après quoi, je le piétine fébrilement.
- Vous commencez à m'emmerder avec vos coutumes à la con. J'vous signale que les vivants ne sont pas tous des dégénérés à l'esprit combatif.
- C'est pour cela que, d'habitude, on ne reçoit que des morts. Ils gémissent mais ne se plaignent pas. Les morts n'ont pas le droit de se plaindre. Tu es une mouche dans l'engrenage, Alice, et les anomalies, nous, on n'aime pas trop ça.
- Allez vous faire foutre.
Je me retourne et claque la porte. Que dois-je faire à présent? Retourner au restaurant et tuer les deux anciennes reines? Et après je fais quoi? Je vais où? Je reste ici à jamais et je deviens une décérébrée incrédule à qui l'on imposera le choix entre le venin de scorpion et celui d'araignée? C'est quoi le putain de plan?
Je marche parmi les gens en regardant mélancoliquement les coulées de lave qui se déversent dans le rien. Je pense surtout que la chaleur est assez intense pour que je transpire intensément mais pas assez pour que je puisse m'en griller une. Et mon cerveau commence sérieusement à s'agiter pour avoir sa dose. Vexée, perdue, désorientée, je me surprends même à demander du feu aux passants quand un étal attire soudainement mon attention. Il est le seul ici, planqué entre deux maisons plus imposantes et peu fréquentables. Un tout petit vendeur muni d'un oeil unique et de quatre paire de bras me montre alors deux objets. L'un est un briquet à longévité infinie et l'autre une petite bourse afin de retirer des informations aux deux reines dégénérées sans se faire menacer de décapitation. Il arbore un sourire peu engageant et prend sa voix chevrotante:
- Je suis enclin à t'aider, jeune fille, mais ici, tout tourne autour de la tentation. Alors... seras-tu tentée par ton addiction à la nicotine ou par ta volonté de partir d'ici?
Je lève les yeux au ciel et soupire et lâchant un juron. Choisir. Depuis le début, on me donne toujours deux choix. Mais il doit y avoir une option que je n'ai pas encore trouvée. Un petit détail qui résoudra des problèmes actuels contre des problèmes moraux. Je suis trop conne parfois.
- J'ai choisi, annoncé-je.
- Ah bon? fit la créature.
Je dégaine mon épée et tranche net le petit diablotin qui ricanait. Je m'empare du briquet et de la bourse en souriant.
- Je choisis de tous vous botter le cul!

*ndla: La Dame Blanche est un personnage dont on remarque parfois l'apparition inexpliquée sur des routes où une tragédie mettant en scène une femme a eu lieu. Cette manifestation apparaît sous la forme d'une femme au visage dissimulé, fantomatique et tout de blanc vêtue.
**septante = soixante-dix

Alice's Inferno (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant