La différence (2)

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Le défenseur, qui tenait Manéo et ne voulait pas le lâcher malgré ses pleurs et ses cris, s'avança vers elle.

Il portait une grosse barbe noire. Ses sourcils épais, qu'il fronçait avec sévérité, finirent d'effrayer la jeune éducatrice qui baissa son regard.

— Pourquoi cet enfant est-il entré dans ces lieux interdits ? tonitrua-t-il avec une grosse voix. Pourquoi êtes-vous sortis de votre section ? Il vous est strictement interdit de venir ici. N'apprenez-vous donc pas le règlement à ces petits imbéciles ? Présentez-vous donc, jeune éducatrice !

Néria savait d'expérience que les tritons abusaient toujours de leur autorité sur les sirènes. Elle ne se laissa pourtant pas démonter.

— Je suis Néria, jeune éducatrice sous la tutelle de Cercéis, salua la jeune sirène en levant la tête. Je venais rattraper ce jeune garçon, Manéo, qui suivait son ballon emporté par le courant. Il connaît les règles mais était sans doute trop absorbé par sa poursuite effrénée.

Néria aperçut à ce moment son compagnon d'autrefois, celui qui l'avait choisi pour danser la veille de la cérémonie des dix ans, celui qui occupait ses pensées le soir avant de s'endormir, celui qu'elle admirait par-dessus tout... Atropos.

Sa haute stature, ses épaules larges, ses muscles si développés, impressionnèrent la jeune néréide qui découvrait, pour la première fois depuis sept ans, son torse dénudé. En le voyant, Néria sentit son cœur battre. Elle chercha son regard et surprit enfin ses yeux marron s'arrêter sur elle. L'éducatrice put lire dans ceux-ci de l'étonnement et de l'inquiétude.

Son visage commençait à prendre de la maturité malgré ses cheveux bruns en bataille. Sa barbe, signe de reconnaissance des défenseurs, était clairsemée mais le vieillissait et le rendait encore plus imposant. En une fraction de seconde, son visage changea et n'exprima plus rien. Il resta en arrière et, sans même la saluer, reprit son activité. Néria, déstabilisée, se sentit soudain toute petite et très seule.

Avec trois autres de ses compagnons, Atropos construisait une sorte de cage avec des tiges et des filets. La jeune éducatrice entendit un des responsables crier des ordres d'une voix ferme qui ne permettait aucune contestation.

— Continue ton travail avec davantage de rigueur, hurlait le garde. Noue ta corde autour de ce bâton. Plus fort. Recommence. Plus fort. Recommence. C'est nul. Recommence.

Le triton en face d'elle la tira de son observation.

— Vous me devez davantage de considération, jeune sirène insolente, imposa abruptement le défenseur. Baissez la tête à présent. Vous devez avoir plus de conscience professionnelle et de sens des responsabilités. Le règlement est fait pour être respecté. Vous ne pouvez sortir de votre section et cet enfant n'avait aucun droit de pénétrer la nôtre. S'il l'a fait, c'est entièrement de votre faute ; vous êtes éducatrice. C'est votre fonction de lui apprendre l'obéissance et le respect des règles.

Celui qui se dressait face à elle avait le regard mauvais et agitait en parlant le jeune Manéo tout penaud.

— Vous êtes trop faibles, vous les éducatrices... Ce n'est pas ainsi qu'il faut élever ces petits morveux, petite idiote ! Ramenez ce jeune triton et punissez-le rudement pour ses actes.

Néria fixait à présent avec fureur le reflet du défenseur dans l'eau. Elle avait obéi à son ordre et ne le dévisageait plus ; toutefois ses yeux enragés ne pouvaient s'empêcher de fusiller son image tremblotante. Elle sentit une chaleur se répandre sur son visage et ses longs ongles labouraient la paume de ses mains dans ses poings bien serrés. Devant Atropos, ce triton s'était permis de la rabaisser et l'insulter. La jeune néréide se sentait humiliée. Néria avait l'impression d'avoir reçu une gifle monumentale.

Le garde se retourna et fit face au jeune Manéo, toujours maintenu par son énorme main. Sa voix grave et son regard sévère impressionnait l'enfant, qui n'osait plus s'agiter à présent.

— Et toi, jeune triton, qu'as-tu à me dire ? brailla le garde hargneux.

Manéo prit une petite voix hésitante, qui aurait attendri n'importe quelle éducatrice.

— Je m'excuse, je n'aurai pas dû franchir la barrière, implora le petit garçon. Est-ce que je peux récupérer mon ballon, s'il vous plaît ?

Cette demande accentua la colère du défenseur qui ne s'attendait pas à cette réponse, à moins que la vision de son moignon, à présent très visible, n'ait suscité davantage de mépris.

— On se présente tout d'abord, jeune triton, gronda le barbu au regard si dur. C'est la règle de base avant de s'adresser à un membre adulte de la communauté. On ne t'a pas appris cela, non plus ? rugit le défenseur, en jetant un regard noir en direction de Néria. Et on ne réclame rien ! Ce ballon appartient à la communauté, ce n'est donc pas TON ballon, petit impertinent. Quelle est la règle n°5 ?

— « Tout objet appartient à la communauté, aucun bien personnel n'est autorisé » récita Manéo, qui se faisait maintenant tout petit.

— Le ballon restera ici dans la section des défenseurs, puisqu'il n'a pas été demandé dans les règles de la politesse. Retournez dans votre section à présent. J'informerai le conseil de cet incident et de votre attitude irrespectueuse.

Sans même les saluer, il tourna le dos et partit en maugréant assez fort pour que Néria entende:

— Ce n'est pas aux sirènes qu'il faut confier l'éducation des tritons, elles sont bien trop faibles et incompétentes...

Néria s'éloigna pleine de fureur. Pourquoi ce triton avait-il besoin de la rabaisser autant ? Elle était partagée entre la colère et l'incompréhension.

Mais elle était surtout perturbée et triste de l'attitude d'Atropos. Pourquoi ne lui avait-il pas adressé au moins un regard bienveillant, fait un petit signe, ou même un petit sourire ? Elle savait que tous leurs gestes étaient en permanence surveillés, et plus particulièrement les relations entre les tritons et les sirènes. Alors était-ce pour cacher aux autres défenseurs son attachement envers elle ?

Elle se rendait compte qu'elle lui cherchait à présent des excuses pour expliquer son indifférence à son égard. Des doutes l'assaillirent. Aurait-il changé ? Le discours, si pernicieux des défenseurs envers les sirènes, aurait-il eu l'impact désiré... Atropos pensait-il désormais, lui aussi, qu'elle était une éducatrice sans cervelle ?

Néria retourna au bassin des enfants, non sans avoir légèrement réprimé Manéo pour sa désobéissance et surtout son inconscience d'avoir pénétré dans la section des défenseurs. Mais son cœur l'empêchait de le gronder sérieusement, étant elle-même furieuse contre ces règles qui lui interdisaient tant de choses.

Elle finit sans conviction, ni envie, l'animation des jeux, ayant hâte de rejoindre Cléia pour lui confier sa mésaventure.


NériaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant