Révélations (1)

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Dans l'obscurité la plus profonde, au plein cœur de la nuit, une ombre glissait dans l'eau du couloir menant vers les sections féminines. Une tête châtain surgit bientôt à la surface, en scrutant attentivement et avec inquiétude les alentours. Un triton au regard profond entra dans un box fermé par un rideau d'algues opaques. Il serrait précieusement contre son torse une forme mystérieuse. L'éleveur s'enfonça au fond du box, souleva des branches de varechs et sortit avec précaution un petit sac tissé. Il libéra un minuscule poisson multicolore qui frétillait fébrilement.

Le triton aux yeux bleus étincelants observa le minuscule bassin creusé dans une paroi et rempli des plus magnifiques animaux marins qu'il connaissait. 1, 2, 3... 12. Aucun ne manquait. Un sourire furtif se dessina sur son visage pourtant assombri. Si seulement, elle pouvait se tenir contre lui pour contempler ses trésors ! Méléagre ressentit un pincement au cœur en repensant à celle qu'il aimait.

Le beau mâle avait l'habitude d'être l'objet de l'attention des jeunes néréides, qu'il croisait au forum les jours de fêtes. Il avait conscience de l'image qu'il renvoyait et de l'intérêt qu'il suscitait chez ses comparses féminines. A ses dépens, cela provoquait les foudres du conseil, qui aurait aimé casser son image de virilité, son tempérament de feu et son énergie si communicative. Face à leurs attaques sournoises, le triton réprimait avec peine son indiscipline et sa rage contre les dictats de ces vieux aigris.

Mais lui, d'habitude si sûr de lui, si naturel devant l'attention qu'il provoquait, perdait tous ses moyens devant la belle sirène qu'il admirait. A son plus grand regret, elle ne lui avait jamais renvoyé ce regard pétillant, plein de désir non avoué, qu'il voyait chez les autres néréides et qu'il espérait secrètement.

Méléagre dispersa des petits grains attirant immédiatement les poissons avides, referma la grille sur le bassin, replaça avec délicatesse les algues sèches par-dessus pour camoufler l'aquarium et replongea aussi silencieusement qu'il était arrivé.

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Cléia et Néria se retrouvèrent en début d'après-midi, dans le dortoir des nourrissons. Elles s'étaient inscrites conjointement sur le tableau des activités, pour avoir l'occasion de parler tranquillement à l'écart de tous.

La couchette des plus jeunes se situait tout au fond du couloir des chambrées. Les nourrissons dormaient dans de petits hamacs, suspendus en lignes bien rangées au-dessus de la ligne d'eau. Tout comme leurs ainés, ils dormaient bien au sec. C'était une des pièces les plus sombres de la grotte. Les petites lanternes projetaient une lueur blafarde sur les pierres irrégulières. Cette faible luminosité, propice au sommeil, dégageait une sensation rassurante de tranquillité. Dans cette vaste pièce, Néria se sentait apaisée et en sécurité.

Les deux éducatrices s'assurèrent au départ que les bébés étaient tous bien installés dans leur petit hamac en lianes tressées. Elles replaçaient leur petite queue écaillée quand celle-ci se coinçait dans les entrelacs des mailles du hamac ou posaient leur main sur leur petit corps chaud pour les rassurer ou les consoler. Néria aimait ce contact charnel qui leur était interdit entre adultes. Sentir contre sa peau la chaleur d'un petit être et se sentir tellement responsable de son bien-être lui procurait le sentiment d'être importante pour quelqu'un. Dans ces instants rares, la jeune éducatrice ne regrettait pas son affectation. Elle ressentait tellement d'attachement pour ces petits êtres fragiles, innocents et confiants. Elle adorait leur odeur, leur peau douce et leur petite queue bleutée si craquante.

Elle s'approcha d'une couchette où s'agitait une petite sirène appelée Célis. Celle-ci avait été confiée aux éducatrices il y a un an et quatre mois précisément. Néria se souvenait bien de son arrivée. La petite hurlait à pleins poumons et son visage devenait de plus en plus violet. Personne n'avait réussi à calmer ses pleurs. La jeune éducatrice l'avait bercée en lui chantonnant une berceuse apaisante, l'avait entourée dans une couverture remplie de mousse chaude. Et Célis s'était calmée dans ses bras, acceptant enfin le biberon de lait.

Depuis, elle avait une grande affection pour cet enfant, qui quitterait bientôt le dortoir des bébés pour celui des jeunes enfants.

Célis sourit en voyant le visage de Néria et lui tendit les bras en poussant des petits gazouillis de joie. La néréide ne résista pas ; elle la sortit de sa couche pour la serrer contre elle en lui chantonnant sa mélodie préférée. Son petit corps frêle, ses bras dressés vers elle en attente d'un câlin, son sourire si attendrissant la faisait décidément toujours craquer ! L'émotion tendre, qu'elle ressentait à cet instant, rappela à Néria sa propre enfance et le beau visage de son éducatrice préférée, sa chère Thétis.

Thétis l'avait vu grandir ; c'était une jeune sirène très grande et très mince avec des cheveux blonds toujours noués en une tresse parfaite. Une unique et fine mèche noire teintait sa chevelure claire et en faisait sa particularité. Son visage inspirait tout de suite la confiance, sans doute grâce à son sourire qui attirait irrémédiablement les petits. C'était d'ailleurs toujours vers elle que se dirigeaient les enfants, car elle était douce et bienveillante avec tous.

C'était un modèle pour Néria, qui désirait lui ressembler. Thétis lui avait prodigué tellement d'amour et de tendresse ! Jamais Néria ne se sentirait à sa hauteur comme éducatrice. Autrefois, sa jeune tutrice désobéissait souvent aux ordres en s'autorisant à apporter des petites caresses tendres, des câlins rassurants même aux plus âgés des enfants. Ainsi, Néria avait connu la chaleur de bras réconfortants autour d'elle, l'amour sincère, la douceur d'une voix apaisante et affectueuse, l'odeur et le contact d'une peau collée à la sienne. Cette relation maternelle qui manquait tant à la jeune néréide actuellement.

Néria avait été privilégiée dans ses rapports avec Thétis. Elle avait aussi partagé un de ses secrets. Thétis avait aimé un défenseur. La petite sirène, qu'elle était alors, avait servi de couverture à leurs rencontres de nombreuses fois. Elle se souvenait des jours où Amédé, faisant sa ronde avec son compagnon Pados, passait et repassait dans leur section, prétextant des anguilles coincées dans la filtration ou une vérification des tuyaux à effectuer. Néria jouait alors dans le bassin. Pados, l'ami fidèle du tendre Amédé, lui aussi dans la confidence, acceptait patiemment de renvoyer le ballon qu'elle lui lançait.

Néria admirait le grand défenseur qui daignait s'occuper d'elle et en était secrètement amoureuse. Pendant ce temps-là, sa tutrice et son soupirant profitaient de quelques minutes d'isolement. Lorsque Néria eut 15 ans, Thétis eut beaucoup moins souvent la visite d'Amédé et paraissait fort préoccupée. Un jour, Néria lui demanda pourquoi et reçut en réponse un long soupir puis une petite phrase énigmatique pour elle à l'époque :

— Rien n'est simple et facile dans notre communauté !

Un autre jour, Néria vit des larmes couler sur les joues de Thétis et supposa qu'elle ne verrait plus Amédé, ce qui se révéla exact. Puis, quelques mois plus tard, Thétis disparut brutalement.

NériaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant