Néria

Convocation (1)

Atropos maintenait les anses du pot dégoulinant d'oursins pressés tandis que Théos versait le jus de panève par-dessus. Tout en préparant secrètement un jus distillé de leur cru, les deux défenseurs se confiaient à voix basses.

— Je ne la comprends pas, se plaignit Atropos. Les sirènes sont quand même drôlement compliquées, non ?

— Disons qu'elles ne fonctionnent pas toujours de la même façon que nous le prévoyons, le consola son ami.

— J'ai l'impression qu'elle m'échappe, analysa lucidement le beau défenseur. Elle aurait dû être heureuse que je l'accompagne au péril de ma vie. Je voudrai tant la protéger, même si je ne peux pas toujours le faire ; comme lorsqu'elle est venue se faire semoncer pour le ballon du petit Manéo. J'aurai dû réagir et m'opposer à Ménesto. Je me sens lâche dans ces situations. Tu te souviens aussi le jour quand nous avions quoi, sept ou huit ans, un conseiller l'avait giflé parce qu'elle avait osé demander si une sirène pouvait devenir un défenseur ? Je n'avais rien dit non plus ce jour-là. J'avais baissé la tête et attrapé sa main sous l'eau pour la cacher derrière mon dos et la serrer très fort. Mais son regard avait parlé. Elle m'a fusillé de ses yeux furieux.

— Tu te tortures pour rien, le réconforta Théos. Elle a changé, comme nous tous. Elle sait bien qu'on ne peut pas intervenir.

— Néria est encore naïve, soupira le triton en filtrant le jus alcoolisé. Elle ne connaît pas la dureté des défenseurs, leurs critiques sans relâche, les humiliations quotidiennes, les coups de fouet. J'aimerai la préserver de ce monde si dur. Sa section la protège de la cruauté des tritons, et tant mieux, mais si elle part là-bas, dans ce monde mystérieux et sans doute très dangereux, je ne pourrai pas la défendre. Que ferais-tu, toi, si Electre partait ?

— Sans doute comme toi... Je ferai tout pour protéger Electre. Néria est assez complexe et je n'arrive pas non plus à comprendre son envie de prendre autant de risques. Deux jeunes sirènes qui partent seules, c'est quand même étrange que Méléagre approuve...

— Il a tenté de me convaincre, quand nous avons discuté à l'écart, qu'une sirène était aussi capable qu'un triton pour trouver des solutions en cas de problème, mais il ne m'enlèvera pas l'idée que nous sommes quand même plus aguerris en matière de combats et de force.

— Passe-moi la gourde de Passédi maintenant. Waouh ! Il va arracher celui-là, se vanta le grand défenseur en humant la boisson macérée. On va réussir à l'assommer en quelques minutes avec ça.

****

Un matin, pendant un cours avec Cercéis, un défenseur vint chercher Néria pour une convocation au conseil. Celle-ci frissonna en entendant son prénom. Elle pria pour que l'entretien n'ait rien à voir avec l'alliance Atix. Elle espérait que ce soit juste un contrôle de routine pour la questionner sur les faits et gestes de ses collègues.

Elle prit son air le plus naturel et détendu pour suivre le défenseur. Aura et Chloris la regardèrent s'en aller avec un sourire narquois qui ne la rassura guère. Arrivée à l'entrée de la section du conseil, Néria fut introduite par un garde et conduite jusqu'au fond du couloir. Il lui demanda d'attendre qu'on l'appelle et la laissa seule pour reprendre son service de surveillance à l'entrée de la section.

Néria nagea de long en large pour passer le temps. Elle était seule dans ce couloir froid et sinistre à attendre. Attendre quoi ? Pourquoi la faisait-on venir ? Elle détestait cet endroit et encore plus dans cette situation. Elle entendit des voix étouffées un peu plus loin, dans un box éloigné. Elle se souvenait que sur le plan établi avec ses compagnons, la galerie se prolongeait et conduisait à l'arrière de la salle du conseil. Il débouchait ensuite sur une place où se trouvait un autre couloir menant aux geôles réservées aux sirènes. Curieuse, elle avança prudemment.

En se rapprochant du fond de la galerie, des murmures de plus en plus distincts lui parvinrent. Des mots bien compréhensibles maintenant se détachaient sans qu'elle ne puisse tout comprendre mais attirèrent son attention. « Sirènes... éloignement...exagéré... ». Elle colla son oreille à la paroi et entendit beaucoup mieux. Les pierres mal jointoyées laissaient passer une conversation entre tritons, qu'elle pouvait à présent suivre normalement.

— Non, on ne peut pas laisser les deux bébés en vie. Surtout deux sirènes ! Les jumeaux perturbent l'équilibre. Un lien spécial les unit. On ne va pas reproduire la même erreur qu'il y a dix-sept ans ! Ces bébés se ressemblent trop, contrairement à Néria et à son frère.

Néria resta bouche bée. Avaient-ils bien prononcé son prénom ? Non, ce n'était pas possible ! Elle devait avoir mal entendu, se dit-elle intérieurement. Elle essayait de chercher un autre prénom qui finissait par « ria » dans la communauté mais n'en trouva pas spontanément. La conversation continuait :

— Elle est déjà assez effrontée comme ça ! Si elle apprenait un jour qui était son jumeau, elle pourrait devenir aussi dangereuse que celui-ci. Ils pourraient s'associer ensemble et se liguer contre nous, tout comme leur père. Agios a pris la bonne décision en envoyant celui-ci nourrir les requins. Par contre, il aurait aussi dû faire disparaître ses enfants, tout comme sa compagne qui pourrit encore au fond de sa prison.

Néria n'en croyait pas ses oreilles. Comment un conseiller, censé œuvrer pour le bien de la communauté, pouvait dire de telles horreurs ! Elle ne pouvait imaginer qu'il s'agissait d'elle. En tout cas, le triton qui s'exprimait ainsi ne culpabilisait pas d'envoyer à la mort femme et enfants. Quel barbare ! Un autre triton, dont Néria reconnut instantanément la voix, prit la parole :

— Je propose qu'on supprime un bébé et qu'on informe la mère qu'il est mort naturellement. Y a-t' il un conseiller qui s'oppose à cette solution ?

— Moi ! Je ne suis pas d'accord avec ça, Japet, imposa une voix forte. On ne peut pas continuer à mentir, inventer toutes sortes d'histoires. La colère gronde. Il faut en tenir compte. Nous allons créer une nouvelle rébellion, si ça continue. Les mensonges sont inutiles. Pourquoi, ne fait-on pas comme nous avons fait pour Néria et son frère ? Nous les apporterons à quelques jours d'intervalle en nurserie et seule la mère sera au courant. Nous lui demanderons de garder le secret.

Néria venait d'entendre pour la deuxième fois son prénom mais ne réalisait pas encore ce que cela impliquait.

— Tu dis des bêtises, Galatéo, se moqua ironiquement le conseiller principal du roi. Les deux bébés se ressemblent. On voit bien qu'elles sont jumelles, juste en les regardant. Nous avons emprisonné Gaïa pour qu'elle ne dévoile pas le secret d'une gémellité, nous n'allons pas faire de même cette fois-ci. Il faut éliminer un des deux bébés sirènes, un point c'est tout.

— Et pourquoi ne pas accepter le fait d'avoir des jumelles, argumenta la voix profonde de Galatéo. Cela surprendra la population et ils arrêteront de se plaindre un moment. Nous donnerons l'ordre aux éducatrices de les séparer le plus souvent possible, pour qu'elles ne développent pas de liens trop étroits. Tu seras vieux quand elles auront vingt ans, d'ici là, beaucoup de choses auront évolué...faisons preuve de clémence, Japet ! C'est ce que prônait Hédéos !

— Et cela l'a mené à la mort, s'énerva le perfide conseiller. Hors de question de garder des jumelles dans notre communauté : une telle ressemblance porte malheur !

— Peux-tu me dire ce qui a causé la mort d'Hédéos, Japet ?

— Pourquoi ? Tu veux aller le rejoindre ?

— Est-ce une menace ?

Le ton se faisait plus dur à présent. La confrontation entre les deux conseillers prenait une tournure intéressante. Mais Néria fut interrompue par d'autres voix qui provenaient du box situé en face. Elle fit volte-face, abandonnant à regret son poste d'écoute, et s'éloigna pour ne pas éveiller les soupçons. Un bâtisseur sortit, s'inclina devant le conseiller et bifurqua vers la sortie. Le membre du conseil, vêtu d'une cape pourpre, s'avança vers elle.

— Educatrice Néria, je vous en prie, suivez-moi.