Nouvelles mesures (3)

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Le lendemain matin après le petit-déjeuner, Ménesto, le chef des défenseurs, accompagné de deux jeunes apprentis défenseurs, vint chercher les seize enfants tritons âgés de cinq à dix ans. Les nouvelles mesures, énoncées la veille, devaient être mises en application sans attendre.

Une hostilité se fit immédiatement sentir chez certaines éducatrices. Le chef, qui avait rudoyé Néria lors de l'épisode du ballon perdu, attrapa le pauvre Manéo en larmes, caché derrière Enis, la tutrice de Cléia. Néria vit Climène, sa chef de section, jeter un regard de désapprobation. Héline et Cercéis s'intercalèrent également pour protester contre le peu de temps qu'on leur avait donné pour informer et préparer les jeunes tritons à leur changement de vie.

Des murmures de mécontentements se firent entendre de part et d'autre. Ménesto devait entendre les mots qui parvenaient aux oreilles de Néria : « brutes », « sans cœur », « inacceptable »... Néria aurait aimé s'élancer et dire ce qu'elle pensait de cette nouvelle mesure, qui renforçait encore la séparation entre les tritons et les sirènes et qui provoquerait vraisemblablement des perturbations chez leurs jeunes protégés, complètement perdus devant cette nouvelle situation. Connaissant le manque de tact et la brutalité du chef des défenseurs, elle imaginait bien ce qu'allait endurer ces pauvres enfants.

Mais Néria se devait d'être prudente et réprima son ardeur en pensant à ses amis déjà arrêtés. Si elle ne souhaitait pas aggraver leur cas, mettre le clan des huit en danger, si elle voulait continuer à agir avec eux, elle ne pouvait pas se permettre de manifester sa désapprobation.

Ce fut la frêle Enis, âgée d'une trentaine d'année, qui se posta devant l'impressionnant défenseur à la carrure carrée et aux sourcils froncés effrayants. Elle avait le regard fier et franc quand elle s'exprima.

— Bonjour, Chef des défenseurs, Ménesto. Je suis Enis, éducatrice et tutrice.

Elle fit une courte pause, reprit sa respiration et continua, malgré la fébrilité planant dans la section :

— Personne ne nous a demandé ce que l'on pensait de cette mesure. Le conseil a-t' il consulté les anciennes éducatrices, gardiennes de la mémoire, pour décider d'une mesure aussi brutale ? Je souhaiterais discuter de cette décision avec le conseil. Les jeunes tritons ont besoin d'éducation ; c'est la tâche qui nous est dévolue. Nous avons été formées pour ça. Pourquoi nous retirer nos élèves aussi précipitamment ? Je demande une audience avec les décisionnaires.

La section entière retint sa respiration devant le culot d'Enis. Néria était admirative et voulait applaudir à ces paroles. Voilà un acte de contestation face au pouvoir despotique du roi !

Ménesto avait blêmi. Une sirène qui osait lui parler ainsi, contester son autorité, critiquer les ordres du roi sans frémir, ni baisser le regard ! Climène, Cercéis et Héline, les trois plus anciennes tutrices de la section, se resserrèrent autour d'Enis, comme pour la protéger.

Pour ne pas perdre la face devant les éducatrices, les enfants et ses deux apprentis défenseurs, Ménesto se mit dans une colère froide. Il plissa les yeux de fureur. Il s'approcha d'Enis. Son visage tordu par la rage se colla presque à celui de la jeune tutrice.

— Comment osez-vous ? hurla-t-il. Comment osez-vous vous adresser à moi de cette façon ? J'ai des ordres et j'ai bien l'intention de les exécuter. Allez-vous adresser au conseil, jeune sirène insolente...cela m'étonnerait qu'on vous laisse repartir ensuite, rajouta-t-il avec un sourire mauvais... Je ferai un rapport sur cet incident, croyez-moi ! Tritons, suivez-moi à présent, finit-il, en se retournant pour prendre la tête du convoi.

Il s'adressait autant à ses apprentis qu'aux jeunes enfants.

Manéo fut traîné de force par un apprenti défenseur, gêné d'exécuter ainsi les ordres face à ses anciennes éducatrices dont il sentait les regards de désapprobation.

Enis fondit en larmes aussitôt après leur départ mais fut immédiatement réconfortée par toutes les éducatrices présentes sur la place. Ce qu'entendit Néria, à cet instant, la conforta : ce n'était que plaintes et mécontentements sur les décisions du conseil ! Elle venait d'avoir la preuve que le roi et ses conseillers n'obtenaient pas toujours l'adhésion de ses consœurs. La grogne se manifestait enfin dans sa section ! Peut-être qu'un soulèvement dans les sections pour contrer les membres du conseil et leurs mesures sévères et totalitaires était finalement envisageable...

Enis fut emmenée par les anciennes tutrices à l'écart dans un box.

Néria, qui était chargée d'animer un groupe de six jeunes sirènes pour faire de la poterie, choisit de s'installer dans le box voisin, espérant entendre les conversations. Des bribes de phrases lui parvenaient sans qu'elle puisse comprendre précisément ce qui se disait mais apparemment les tutrices s'accordaient pour défendre Enis auprès du conseil. Un nom ressortait souvent sans que Néria sache de quoi il retournait. Elle le mémorisa pour demander à ses compagnons ce qu'ils connaissaient sur ce fameux « Atiope ». Elle n'avait jamais entendu parler de ce prénom et à son avis, aucun membre vivant de la grotte ne répondait à ce patronyme.

Néria était sur le point d'arrêter l'activité avec ses jeunes élèves quand trois défenseurs accompagnés de deux membres du conseil se présentèrent devant le box des tutrices. Néria fit taire ses élèves et leur demanda de ne plus bouger, ni parler afin de ne rien rater de l'entretien qui allait se dérouler. Climène, en chef de section, fit les salutations d'usage.

— Hauts membres du conseil, chers tritons défenseurs, je m'honore de votre venue au sein de notre section. Je connais la raison de votre visite et tenais à présenter les excuses d'une de mes consœurs tutrices, qui s'est laissé emporter ce matin face à la brutalité de certains tritons envers les enfants.

— Sirène Climène, chef de section des éducatrices, je vous prie de nous expliquer plus précisément les faits et de nous présenter la coupable, Enis.

— Enis est derrière moi, la voici. Je parle en tant que chef de section,...

Climène expliqua alors les raisons de l'énervement du matin en arrangeant les paroles prononcées afin d'apaiser les conseillers. Elle leur signifia juste l'intention des tutrices de demander audience auprès du conseil, afin de discuter de la nouvelle mesure les concernant directement. Elle savait choisir les mots appropriés pour adoucir les propos formulés par Enis quelques heures auparavant.

Les conseillers repartirent apaisés sans emmener la jeune tutrice, au grand soulagement de toutes.

Néria nota dans son esprit à quel point le choix des mots revêtait une importance cruciale pour obtenir ce qu'on voulait. Cependant, l'acte de rébellion d'Enis servait-il encore à quelque chose ainsi présenté ? Si on voulait faire changer les choses, fallait-il se plier à leurs demandes et se soumettre ainsi devant eux ? Obtiendrait-on des changements en se conformant à leurs règles ? Mais l'arrestation d'Enis n'aurait sans doute servi à rien alors Climène n'avait-elle pas bien fait ?

Tout s'embrouillait dans la tête de Néria, qui ne savait plus distinguer la méthode la plus appropriée.

NériaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant