Préparatifs (5)

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A l'écart de tous dans un box de rangement, elles commencèrent à déballer ce qu'elles avaient caché secrètement pendant ces derniers jours. La jeune rouquine sortit un beau poignard tranchant, sculpté dans des tiges épaisses et gravé du symbole du requin.

— Regarde, Néria, ce que j'ai réussi à voler à un défenseur, hier matin !

Elle le brandissait fièrement. Cléia était douée pour subtiliser toutes sortes de choses, sans que personne ne s'en rende compte, comme deux couvertures tissées et un sac immense en lanières tressées finement. Néria, de son côté, sortit de la nourriture séchée, mise de côté lors de tous les derniers repas. Elles savaient toutes les deux qu'elles ne devaient emmener que le nécessaire pour tenir deux jours et trois nuits.

Elles devaient anticiper en cas de mauvaises conditions, même si leur peau endurcie savait les protéger du froid. La température pouvait être bien plus fraiche à l'extérieur !

Elles prirent aussi la décision d'emporter le soir de leur fuite une torche de feu pour faire du feu afin d'éloigner les bêtes sauvages, se réchauffer ou cuire de l'eau pour la soupe. Il fallait pour cela encore subtiliser des algues folles. Les cultivateurs les faisaient pousser en quantité car une fois sèches, elles se consumaient doucement, ce qui permettait d'alimenter longtemps tous les feux de la grotte.

En réfléchissant à tout ce qui était nécessaire d'emporter, Néria se rendit compte à quel point leur grotte était vraiment bien conçue et aménagée de façon à les faire vivre sans manquer de rien. Son projet secret de trouver une autre grotte habitable venait subitement de se complexifier.

Les anciens qui avaient trouvé et établi leur habitation ne l'avaient pas choisie par hasard et sans doute avaient-ils ratissé tous les environs pour en trouver une adaptée. Les dirigeants de leur communauté, qui avaient précédé le roi Agios, avaient sans doute tenté de trouver un autre endroit pour le développement de leur société. Pourquoi elle, petite sirène jamais sortie dans l'Océan, avait-elle la prétention de découvrir, miraculeusement, un logis prêt à être habité ? Il n'existait peut-être aucune autre issue que de demeurer dans leur grotte, superbement équipée et d'opérer une révolution de l'intérieur pour renverser le régime en place, hostile à tout progrès dans l'évolution des relations humaines.

Cependant, Néria était d'un naturel très optimiste et continuait d'espérer que les humains, autrefois dangereux pour leur race, aient disparu de la terre ferme. L'extérieur pouvait peut-être se révéler une terre accueillante.

Les deux jeunes néréides furent interrompues brutalement par l'appel de Climène, qui venait chercher Néria pour l'entretien que celle-ci avait sollicité le matin même. Cléia fit tout disparaître rapidement de la vue de leur chef et Néria nagea à sa rencontre.

En attendant que Cercéis les rejoigne dans le box, Néria comprit qu'elle commençait à prendre goût à cette mise en haleine permanente, qui contrastait tellement avec sa routine quotidienne. Projets, convocations, mystères, suspens, peurs, tensions, palpitations et sentiments nouveaux : tout ce qui était formellement interdit se mélangeait étroitement ces derniers temps. Cet entrelacs d'émotions lui plaisait et donnait comme un goût, une saveur à sa vie.

Elle exposa son grand projet à Climène et Cercéis. Elle leur demanda modestement de les couvrir pendant les deux jours de leur fuite, en prétextant une petite maladie non dangereuse mais suffisamment contagieuse pour que personne ne leur rende visite. A sa grande surprise, les deux anciennes acceptèrent de suite sans poser de questions. Cercéis proposa de fermer un box avec de grandes tentures d'algues et de le surveiller jour et nuit, en interdisant quiconque d'approcher. Néria lui rétorqua que le conseil serait alors au courant très rapidement et enverrai le médecin, ce qu'il fallait éviter à tout prix. Par contre, prétexter une petite fièvre sans importance n'éveillerait pas les soupçons et ne serait donc pas remonté aux hautes instances. Il faudrait juste faire savoir subtilement qu'elles étaient sous somnifères pour ne pas éveiller les suspicions de leurs voisines de cellule. De plus, Cléia, Flore et Néria veilleraient à donner un semblant de forme sous leur couverture pour faire croire à une présence endormie, en cas de coup d'œil indiscret.

Néria parla ensuite d'Enis et Thétis qu'elle avait vues en prison, ainsi de ce qu'elle avait appris concernant son père, sa mère et son frère Méléagre. Les tutrices n'en revenaient pas de ne pas avoir soupçonné la parenté des deux bébés, qu'elles avaient pourtant élevés et vus grandir toutes ces années. Ça leur sautait aux yeux à présent : les mêmes regards pétillants, la même curiosité, la même envie de liberté ! Elles confirmèrent que Méléagre était bien l'enfant arrivé peu de temps avant elle. Néria parla aussi de la naissance des jumelles, nées deux jours auparavant, et qui tardaient à venir dans leur section.

Puis, quand elle évoqua Gaïa, sa mère biologique, Cercéis lui avoua que les anciennes pensaient qu'elle avait fui avec Atiope et qu'elle n'avait donc pas survécu. Etre au courant d'une filiation était chose exceptionnelle au sein de leur communauté. Cela rendit la jeune néréide particulière aux yeux de ses formatrices. La fille d'Atiope qui leur demandait de les rejoindre et de participer à lutter contre le système !

Néria termina son entretien en leur témoignant l'affection qu'elle éprouvait pour elles. Le terme « affection » ne s'employait bien évidemment pas dans leur société mais c'était bien par ce biais que Néria souhaitait changer les choses : amener les membres de sa communauté à assumer leurs sentiments. En employant ce terme qui reflétait son attachement pour ses tutrices, elle montrait ainsi l'exemple.

Néria n'aurait jamais pensé dire cela à Cercéis. Il y a encore un mois, elle voulait que celle-ci prenne sa retraite et la considérait comme la pire formatrice qui soit ; mais aujourd'hui, elle voyait en elle une sirène fiable qu'elle voulait respecter, malgré son visage en forme de couteau aiguisé.

Néria se redressa afin de quitter le box, satisfaite de la tournure des événements. Elle devait à présent se dépêcher d'aller manger avant la reprise des cours de l'après-midi. En sortant, elle se cogna presque à Aura et fit un bond sur le côté pour l'éviter.

Par Cymopole, elle a peut-être tout entendu ! s'effraya intérieurement Néria. Nous étions au fond du box et nous chuchotions tellement bas... Non, elle n'a pas pu entendre, à moins que...

Néria stoppa son élan, fit volte-face et s'écria fortement, afin que Climène et Cercéis puissent entendre et ainsi être au courant du danger :

— Aura ! Que fais-tu donc ici ? Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour t'aider ?

— Je te remercie, Néria, fit sèchement cette dernière. Tout va bien. Je cherchais Cercéis pour la prévenir que je ne pouvais assister à son cours. Je suis attendue auprès du conseiller Padéus, qui m'a donné rendez-vous cet après-midi.

— Padéus ? Je l'ai rencontré avant-hier. Tu ne préfères pas être accompagné d'un défenseur pour t'y rendre ?

— Mêle-toi de tes affaires, lui répondit Aura, d'un ton agressif en lui lançant un regard hostile. Je sais très bien me débrouiller toute seule.

Il n'était pas dans l'intérêt de Néria de poursuivre la conversation, même si elle aurait voulu la prévenir des avances douteuses et malsaines du conseiller. Peut-être que cette dernière était au courant et y répondait favorablement, ce qui pouvait expliquer ses nombreux rendez-vous au conseil. Le « Mêle-toi de tes affaires » était sans équivoque. Il valait mieux laisser tomber...en espérant que celle-ci n'ait rien entendu de leur conversation.

Cet événement ne gâcha pas sa bonne humeur. La jeune sirène mit tout son cœur, le reste de la journée, à profiter à fond de ses derniers moments dans la communauté et à préparer la fête qui allait se dérouler le jour de son départ.

Elle eut cependant beaucoup de mal à s'endormir ce soir-là, se remémorant ce qu'il restait encore à préparer pour le départ et toujours hantée par ses visions nocturnes.

Dans quatre jours déjà, la fête de Cymopole...

NériaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant