premier engagement (3)

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La luminosité dans la section des cuisinières s'affaiblissait. Les grands feux mourraient dans des crépitements à peine perceptibles. Le bruit des gamelles, que les cuisinières entrechoquaient en rangeant, se révélait être le seul son qui s'élevait de la pièce. Les sirènes s'activaient sans parler. La lassitude envahissait l'ensemble des occupantes de la section mais toutes effectuaient encore leurs dernières tâches de la journée avec rapidité et efficacité.

Il faut dire que le même rituel s'établissait chaque soir. La grande Doris finissait d'emballer les restes du repas pour le stocker dans de grands bacs en bois, qui seraient ensuite plongés dans le bassin prévu pour la conservation des aliments.

Electre, penchée sur la grande table centrale, frottait énergiquement pour faire disparaître toutes les traces laissées par le dernier repas de la journée quand le défenseur Théos, accompagné de son acolyte Atropos, fit son entrée dans la salle commune.

— Notre section demande une tisane pour notre chef Ménesto, qui a du mal à trouver le sommeil. Tiens, toi ! dit-il en désignant Electre. Peux-tu amener cela immédiatement avec la cuisinière Doris ?

— Bien entendu, s'empressa de répondre la tendre néréide. Donnez-nous juste cinq minutes que l'eau soit chaude et nous arrivons.

— Je vous remercie. Bonne soirée, mesdames les cuisinières !

— Bonne soirée, messieurs les défenseurs, dirent en chœur la vingtaine de cuisinières présentes dans la salle.

Quand Electre et Doris sortirent de leur section, avec l'aval de leur chef, elles retrouvèrent Théos et Atropos, quelques mètres plus loin. Sans dire un mot, Doris rejoignit Atropos et prit les devants pour laisser Théos et Electre discuter tranquillement ensemble.

— Je voulais te donner cela, murmura Théos en prenant délicatement la main d'Electre sous l'eau.

Il glissa un petit bijou vert brillant qui luisait à travers l'eau cristalline du couloir. En effleurant la paume de la main d'Electre, il la maintint serrée un instant. Le contact bref de leur peau les intimida encore plus.

La bague qu'il venait de lui offrir était sculptée comme une fleur. Des arabesques composaient les pétales et dans son cœur se tenait une pierre précieuse scintillante. Electre n'avait jamais rien vu d'aussi magnifique. De sa voix douce, elle murmura :

— Elle est incroyable ! Merveilleuse ! Je ne sais comment te remercier...

En jetant auparavant un coup d'œil rapide aux alentours, elle s'approcha de lui et l'embrassa sur la joue. Sa barbe lui râpa le bord des lèvres, ce qui n'était pas sans lui déplaire. Théos rougit. Il se grattait le menton, gêné. Il n'était jamais à l'aise avec les mots devant Electre. Il préférait établir des plans, diriger ou exécuter des tâches.

Intrépide, le défenseur avait toujours du mal à contenir son énergie. Dans sa fougue, il lui arrivait de s'emporter parfois. Electre, qui n'aimait pas les conflits, l'apaisait par ses paroles rassurantes et bienveillantes. De son côté, la jeune sirène généreuse était séduite par la puissance du triton qui la rassurait.

Electre était le point faible de Théos. Ce triton, brun aux sourcils épais et à la barbe imposante malgré son jeune âge, en imposait par sa taille. Ce grand nerveux affectionnait particulièrement le calme et la sensibilité d'Electre. La délicatesse de sa partenaire le charmait. Depuis leur tendre enfance, ces deux caractères opposés s'attiraient.

En examinant le bijou finement ciselé, Electre s'interrogea :

— Qui peut faire quelque chose d'aussi beau ? D'où vient-il ?

— D'une épave au fond de l'Océan. Ne le montre à personne. Il n'appartient qu'à toi seule. C'est mon cadeau pour te montrer à quel point tu m'es précieuse. Objet rare pour une sirène particulière à mes yeux.

Atropos intervint pour les prévenir de l'arrivée d'un autre binôme de défenseurs. Les quatre amis se séparèrent rapidement.

****

Néria se trouvait devant l'entrée du tunnel, dans le spa. Il faisait aussi sombre que dans les larges cheminées des cuisines. Un bruit perçant et angoissant se faisait entendre au fond du tunnel.

Ses sept fidèles amis, Cléia, Thétis et Amédé, ainsi que les quatre tutrices rencontrées l'après-midi; tous ces êtres qui lui étaient chers, l'entouraient en lui criant « menteuse, traitre, lâche » puis la poussaient vers l'entrée du tunnel en lui reprochant de leur avoir menti et berné sur un extérieur viable. Cléia hurlait « regarde mon visage brûlé ». Néria se tournait vers elle et vit son beau visage d'autrefois complètement transformé, à moitié fondu, qui coulait comme des larmes de sang. Ses cheveux roux pendaient et collaient lamentablement à son visage.

Atropos la regardait avec de la haine dans les yeux et lui ordonnait de fuir : « va mourir loin de nous, tu ne mérites pas mon amour, tu ne mérites pas l'amitié de tes proches, tu mens à tout le monde, va-t'en vite et ne reviens jamais... ».

La jeune sirène se retourna donc pour entrer dans le tunnel mais d'horribles toiles d'araignées bloquaient l'entrée. Il faisait un froid glacial. Un hurlement se répétait à intervalle régulier, un cri si strident qu'il provoquait la chair de poule à tous les membres qui encadraient et oppressaient Néria. Ses compagnons étaient de plus en plus menaçants et munis de grandes piques pour la pousser dans le tunnel.

Elle se retrouva instantanément et comme par magie près de l'Océan, seule et démunie. Elle vit une chose se rapprocher d'elle à vive allure. Ce ne pouvait pas être un requin car sa silhouette était fine et svelte. Ce devait être un triton probablement. La vitesse de l'individu était telle qu'en moins de deux secondes, il se trouva face à elle.

Il sortit brusquement hors de l'eau. Elle vit alors des yeux exorbités de sang, des dents acérés comme celles du requin, un visage à moitié décomposé et brûlé, un corps hérissé de pointes et d'aiguilles pointues et aiguisées. Ses nageoires ressemblaient à des tentacules munies de griffes à ses extrémités. La jeune néréide savait qu'elle se trouvait face à un profond, cet ancien triton tourmenté et mutilé dans sa chair qui s'était transformé en monstre au rire strident, à l'appétit vorace.

Elle entendait des rires derrière elle et reconnut les rires d'Atropos et de Cléia. Le profond ouvrit sa gueule couverte de milliers de dents plus affutés que celles d'un requin.

Néria se protégea avec ses bras et se réveilla à cet instant précis.

Elle avait l'habitude des images horribles qui lui faisaient détester le moment de rejoindre sa couchette. Mais cette fois, elle était profondément endormie et elle avait vu des visages connus. Elle savait que ce vrai cauchemar était différent des visions éveillées qui la hantaient généralement. Il pouvait être interprété comme une peur de fuir sa communauté, de décevoir son entourage, contrairement à ses visions qui n'avaient aucun sens.

Pourtant bouleversée par ce rêve si perturbant, Néria savait bien qu'elle ne réussirait pas à retrouver le sommeil immédiatement. Elle en profita pour réfléchir à tous les événements survenus depuis peu. Elle qui se plaignait du manque d'aventures dans sa vie ! Maintenant, il fallait agir pour faire bouger les choses. Elle se mit à réfléchir à tout ce qu'elle devrait emporter pour survivre hors de la grotte pendant quelques jours. Il lui vint subitement une idée...

Elle retomba peu de temps après dans un sommeil profond jusqu'à l'aube.

NériaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant