Révélations (4)

116 20 3
                                    

Les éducatrices furent toutes surchargées de travail pendant les jours qui suivirent. La fête de l'avenir, qui arrivait rapidement, nécessitait un gros travail de préparation pour leur section. Les plus anciennes se chargeaient d'aménager le forum avec des couturières, ainsi que de former les trois enfants âgés de dix ans. Elles se relayaient pour leur apporter les derniers conseils sur l'attitude à adopter le jour de la cérémonie face au roi et à la reine.

Il fallait respecter un protocole bien particulier, en commençant par une révérence accompagnée d'un sourire en direction de la reine. Ensuite, la tête devait rester baissée jusqu'à l'appel de son prénom. Quand le moment tant attendu arrivait, que le roi prononçait la sentence de son avenir, l'enfant devait s'avancer de trois petits coups de queue et se tenir le plus droit possible, ce qui n'était pas évident avec une queue de sirène ou de triton et nécessitait beaucoup d'heures d'entraînement. Enfin, il fallait se montrer réjoui du verdict prononcé, même s'il n'en était rien, remercier le couple royal et les éducatrices qui les avaient élevés et éduqués, et rejoindre finalement la tutrice ou le tuteur affecté.

Les tutrices étaient donc toutes occupées. Néria, comme toutes les autres éducatrices, devait prendre en charge la surveillance des enfants pendant toute la journée, ce qui augmenta ses tâches habituelles de travail et ne lui laissa aucun répit.

La veille de la fête, la jeune néréide, aidée de deux jeunes apprenties, conduisit le groupe des enfants les plus âgés pour le cours d'enseignement des règles au forum.

Le forum était divisé en quatre parties. Le côté longeant les sections des sirènes accueillait de nombreux box. Devant ceux-ci, un bar permettait d'installer les buffets suivi d'une estrade réservée au roi et enfin d'une scène surélevée en pierres qui permettait d'installer l'orchestre. Au milieu se tenait l'immense bassin principal où tous les habitants pouvaient évoluer avec aisance lors des rassemblements. Et sur le côté longeant les sections des tritons, un gradin en pierre s'érigeait pour les enseignements.

C'était toujours un membre du conseil qui se chargeait de l'instruction des plus jeunes.

Padéus qui professait aujourd'hui, avait cet air sévère, à l'instar de tous les autres membres. Il portait la tenue sombre symbolisant sa fonction, formée d'une cape courte noire portée par-dessus une tunique grise à deux bandes pourpres, appelée laticlave pour les tritons.

Sa haute taille, renforcée par une carrure imposante, impressionnait fortement son auditoire. Son visage austère et sa voix puissante exigeait d'emblée le respect. Néria s'en souvenait comme d'un professeur rigide et insensible, qui hantait parfois ses cauchemars. Il enseigna à ses élèves le devoir de dénoncer quiconque désobéissait et dérogeait aux règles établies.

Néria, en assistant de nouveau à une leçon, eut un choc. Elle avait oublié combien cela pouvait être pénible. Tous les élèves devaient répéter chaque phrase énoncée par l'enseignant. Les mêmes règles revenaient sans cesse afin de les endoctriner.

Néria frissonna en entendant prononcer son discours par l'ensemble des jeunes âgés de huit et neuf ans :

— Je sers ma communauté avant de penser à mes intérêts personnels.

— Je sers ma communauté avant de penser à mes intérêts personnels.

— Le respect de la règle n°1 doit me pousser à ne pas craindre de rapporter toute parole suspecte.

— Le respect de la règle n°1 doit me pousser à ne pas craindre de rapporter toute parole suspecte.

— Je dois aussi signaler tout manquement de respect à toutes les règles de la communauté...

— Je ne dois établir aucune affinité particulière pour qui que ce soit...

— Je dois avoir honte de moi si je ressens de l'affection pour une personne spécifique...

— Les sentiments, les émotions, les mouvements d'humeur sont à bannir...

Le conseiller Padéus poursuivit ses encouragements à la délation, en les encourageant à se méfier de tous les autres. Comme Néria enfant, les élèves ne faisaient qu'ânonner bêtement sans réfléchir.

La jeune néréide fut offusquée par cette évidence, qui lui sautait désormais aux yeux. Le conseil imposait sa façon de penser, son règlement et ne laissait quiconque discuter les lois. Elle savait que les membres n'étaient composés que de tritons, très souvent anciens défenseurs et choisis par le roi pour leur obéissance. Aujourd'hui, cet état de fait la choquait. Pourquoi aucune sirène n'intégrait le conseil ? Pourquoi tous les habitants de la communauté étaient contraints de réciter naïvement et appliquer sans réflexion ces lois asservissantes, décidées par un petit nombre ?

Ce système établi depuis des milliers d'années avait sans doute permis à leur société de s'organiser et contribuait à faire perdurer sa race au sein de la grotte mais Néria s'interrogeait sur sa propre capacité à le subir encore jusqu'à la fin de sa vie.

Elle répugnait à obéir à ce système qui l'enfermait irréversiblement dans une seule case : aux yeux de tous, elle n'était qu'une éducatrice. Elle ne pourrait jamais être mère, amante, aventurière, combattante comme elle l'avait rêvée autrefois. Aucun espoir ne s'ouvrirait jamais pour elle avec ce système. La soumission à sa tâche et à sa communauté devait être son unique bonheur. Et elle ne pouvait l'accepter.

On les maintenait volontairement dans l'ignorance. Elle allait mener son enquête afin de préparer au mieux le changement de son destin.

Le jour de la fête arriva. Toute la journée, l'effervescence se fit ressentir dans toute la section des éducatrices. Le spa ne se désemplissait pas, les éducatrices se relayaient pour occuper les enfants, bouillonnants d'excitation. Vers la fin de l'après-midi, tous étaient apprêtés avec la tenue des jours de fête. Les vêtements qui servaient uniquement lors des cérémonies officielles étaient tissés avec des algues beiges cultivées à cet effet. Les sirènes portaient une tunique plus longue que d'habitude qui descendaient jusqu'au début de leur nageoire caudale. Des colliers, des bracelets, des ceintures de fleurs accessoirisaient les tenues. Les jeunes tritons étaient habillés d'une veste et d'un pagne uni de la même couleur. Les trois jeunes, à l'honneur ce soir, se distinguaient par la couronne de fleurs blanches au-dessus de la tête, symbole de cette journée particulière.

Cette soirée, qui représentait pour tous une occasion de s'amuser, devenait pour Néria un moment d'angoisse, lui remémorant sa propre affectation. Elle ne pouvait s'empêcher de penser également, avec un pincement au cœur, à ses trois petits élèves qu'elle ne verrait sans doute plus qu'uniquement les jours de rassemblement au forum, c'est-à-dire pas plus d'une dizaine de fois par an.

Le forum avait revêtu sa parure de fête. Dans tous les recoins de la grotte, des vers lumineux étincelaient, insérés dans de minuscules cages d'osier tressé. De grands feux réchauffaient les convives dans une atmosphère joyeuse. Des mets de choix, préparés toute la journée par des cuisinières énergiques, attendaient l'heure du démarrage des festivités. Au plafond s'étiraient de grandes lianes fleuries, complétées par des corbeilles d'iris, de nymphéas et de renoncules disposées sur les buffets. Une musique harmonieuse jouée par l'orchestre s'ajustait aux chuintements des discussions. Le parfum des camedans tout juste cuits ajoutait la touche savoureuse au tableau. Tout reflétait une organisation parfaite. Néria était bien disposée à chasser ses mauvais souvenirs afin de profiter de ce moment, revoir ses amis et prendre du bon temps ; occasion tellement rare dans leur quotidien répétitif et sans surprise.

Les trois cents habitants de la grotte étaient presque tous présents et attendaient avec fébrilité l'arrivée du couple royal. Quelque chose frappa l'attention de Néria. C'était la première fois qu'elle remarquait que tous les membres du conseil ne s'étaient pas mêlés à la foule mais se tenaient en retrait dans les gradins, disposés en demi-cercle au fond du forum, comme des observateurs voulant surveiller la foule.

En temps ordinaire, c'étaient les défenseurs qui occupaient habituellement ce rôle. Ceux-ci semblaient également aux aguets, placés tout autour de la place. Néria sentit une tension anormale au sein des dirigeants et de leurs défenseurs, alliés incontestables du pouvoir en place.

NériaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant