Atropos (1)

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— Néria ! Ne t'inquiète pas, c'est moi, Atropos ! Théos guette à l'entrée de ta section. Je sais que c'était long mais pour endormir Passédi, il nous a fallu des tonnes de jus d'oursin. Il a l'habitude de boire, ce vieux bougre ! Il cuve maintenant au fond d'un box ; on ne risque rien.

Doucement, avec une extrême douceur, il prit la main de Néria, encore enveloppée des nuées de son sommeil, et murmura :

— Tu es si belle quand tu dors...

Pour la première fois, Néria remarqua sa voix éraillée. Une voix grave qui prononçait des paroles si douces. Il lui caressait à présent la joue. Néria fut parcourue de frissons. Elle n'avait pas froid mais ce geste, si intime et peu courant dans leur communauté, lui procurait subitement de drôles de sensations. Elle ne savait comment réagir.

Même dans ses désirs les plus fous, elle n'aurait pu imaginer que cette marque de tendresse arriverait aussi rapidement. Elle se demandait si elle ne continuait pas de rêver. Elle émergea pourtant totalement de son sommeil quand il se rapprocha d'elle au point qu'elle put sentir son parfum corporel ; une odeur de triton fort et musclé. Il déposa sur sa joue un baiser, ce qui provoqua une rougeur et une chaleur sur le visage de Néria, qui baissa les yeux en souriant de gêne et de plaisir mêlés. Elle ne savait plus ce qu'elle devait faire ou dire.

Un grand silence embarrassant s'installa entre eux. Atropos rompit le malaise en la ramenant à la réalité. Il fallait à présent se dépêcher d'aller chercher les autres sirènes.

Doris et Electre se tenaient prêtes. Sans un mot, elles les suivirent, ainsi que Médine qui avait pris l'initiative de rejoindre les cuisinières dans leur section. Ils nagèrent précautionneusement vers les bassins d'élevage où les attendait Minos, un cultivateur, ami fidèle de Méléagre.

Néria n'était entrée qu'une seule fois dans ces bassins lors d'une visite de groupe quand elle n'était encore qu'une enfant, au temps où les sorties étaient encore faciles et autorisées. L'endroit nécessitait de procéder à un nettoyage complet dans un sas pour éviter d'amener des maladies qui pouvaient contaminer les différentes cultures et élevages de crustacés et poissons divers.

Ils procédèrent tous au nettoyage de rigueur et entrèrent chacun à leur tour dans ce paradis végétal et animal.

Néria aima immédiatement cet endroit. Il régnait un calme apaisant et une luminosité plus chaleureuse que le reste de la grotte. Tout était propre et bien entretenu. On y trouvait un espace réservé aux plantations marines. Les algues nombreuses avaient des utilités diverses selon la variété. Il y avait celles qui servaient au tissage pour confectionner les vêtements, et les algues colorées pour les teintures, des algues alimentaires, et celles pour la médecine, les filaments plus rigides servant aux liens pour les constructions, ...

Chaque sorte était séparée de part et d'autre par un chemin creusé, rempli d'eau, permettant de faire le tour du bassin. Les carrés de culture n'étaient pas très profonds et on pouvait y voir les racines implantées dans un conglomérat de sable et de graviers. Ces racines possédaient elles-mêmes de nombreuses utilités que toute éducatrice devait enseigner à ses élèves. Néria pensa à Flore qui se passionnait pour le sujet.

Après les cultures, un second espace était réservé aux élevages de crustacés et de mollusques. L'éducatrice vit entre autres des palourdes, des huitres, des coques, des crevettes, des moules, des bénitiers et pleins d'autres espèces dont elle ne connaissait même pas le nom.

Un petit bassin à l'écart, destiné à la reproduction des vers de lanterne, projetait un peu plus loin une lumière verte très vive. Un simple carré de vase suffisait à éclairer l'immense superficie consacrée aux élevages et aux plantations. Les sirènes, stupéfaites, purent observer les vers qui s'amoncelaient dans l'eau boueuse. Un chevauchement immonde de vers agglutinés grouillait dans tous les sens.

Venait ensuite le bassin des poissons : petits ou grands, courts ou longs, monochromes ou bariolés, un spectacle dont se réjouit Néria qui s'émerveilla comme une petite néréide devant tant de beauté inhabituelle. Dire qu'elle vivait à côté de tant de splendeurs sans avoir l'occasion de les admirer à volonté !

Enfin, au fond de cet immense espace consacré aux éleveurs se tenait des algues si grandes et si fortes que Néria se rappela la définition que Thétis lui avait donnée pour expliquer ce qu'était une forêt : « de très nombreuses et grosses tiges épaisses qui s'épanouissaient en de multiples petites tiges fines où s'accumulaient de nombreuses feuilles qui ressemblaient elles-mêmes à des algues sèches ».

Les quatre sirènes présentes furent très impressionnées devant ce mur végétal qui se dressait face à elles. Néria comprit que ces choses permettaient de construire les grilles qui protégeaient la grotte et qui les maintenaient également prisonniers. Elle regrettait tellement de ne pas pouvoir se rendre ici plus souvent. L'ambiance, les couleurs, la chaleur dégagée l'apaisaient et la rassuraient.

Les dirigeants de leur société ne leur permettaient pas de bénéficier de toute cette beauté, qui se trouvait à quelques coups de queue de leur section. Ils étaient tous privés intentionnellement de ce bonheur existant. Cela la révolta encore davantage contre le gouvernement.

Le cultivateur les guidait depuis le sas dans ce labyrinthe de cuves naturelles. Ils s'arrêtèrent enfin devant un nouveau bassin creusé. L'eau était limpide et du sable en tapissait les côtés ; le trou était peu profond. Minos les pria de s'asseoir dans la piscine transparente, au grand plaisir de tous. La température de l'eau semblait plus chaude que dans le reste de la grotte, sans doute à cause de toute la végétation qui entourait le bassin. L'ami de Méléagre s'éloigna pour faire le guet un peu plus loin.

NériaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant