Chapitre 6
A l'abbaye, les jours s'écoulèrent, dans la routine codifiée par la règle bénédictine, et rien ne changeait. Les jeunes moines n'étaient plus des novices et ils ne bénéficiaient plus des légers aménagements de leur vie. On attendait d'eux qu'ils se conforment à tous les aspects de la vie conventuelle.
Ils partageaient donc leur temps entre le travail manuel, le travail intellectuel et la prière, y compris au milieu de la nuit. Le travail intellectuel consistait, pour la plupart d'entre eux, à recopier les livres dans le scriptorium. C'était un but merveilleux : étendre le nombre d'ouvrages, transmettre le savoir. Mais c'était aussi un travail épuisant, dont les laïcs n'avaient pas idée. Le dos se courbait jusqu'au rhumatisme, la main se crispait sur la plume jusqu'aux crampes, les doigts tremblaient de fatigue. Et il était hors de question que l'épuisement se trahisse dans la calligraphie : la page se devait d'être impeccable ou elle était déchirée et il fallait tout recommencer.
Puis la page manuscrite passait entre les mains des enlumineurs. Ces derniers souffraient moins de l'épuisement puisqu'ils n'avaient pas à recopier. Mais leur responsabilité n'en était pas moins pesante. Ils devaient décorer la page pour la rendre belle, attirante, parlante. Même ceux qui ne savaient pas lire devaient comprendre le sens général du texte grâce aux illustrations. Surtout, les enluminures du livre en faisaient le prix. Si elles étaient bâclées ou ne plaisaient pas, le livre recopié n'avait été qu'une perte de temps.
Harry avait manifesté beaucoup d'intérêt pour les enluminures et il avait un certain talent pour le dessin. Il aurait pu être enlumineur s'il n'avait pas pris la fuite.
Mais après avoir été destiné à un exorcisme par la cruauté de Lucius, il ne serait certainement jamais devenu enlumineur. S'il avait survécu, s'il avait gardé sa raison intacte, il n'aurait certainement pas été en condition physique pour travailler. La torture l'aurait certainement rendu handicapé pour toujours.
Harry avait eu raison de fuir, mais ses anciens frères se demandaient ce qu'il devenait, seul, dehors. Le monde hors du cloître était vu comme hostile. Si la vie conventuelle était austère et exigeante, elle était une protection contre la précarité et la dangerosité de l'extérieur. Hors des murs, réduit à la vie des paysans, on était à la merci des attaques de brigands, des exactions des chevaliers dont le code de chevalerie n'était qu'un lointain souvenir, des épidémies qui couraient la campagne, du manque de nourriture qui était une cruelle réalité.
Harry se retrouvait plongé là-dedans comment survivait-il ?
Neville réprima un frisson. Lui ne suivait pas les autres au scriptorium puisqu'il travaillait à l'infirmerie. Mais quand le temps tournait à la pluie et à l'orage, il enviait parfois ses frères qui restaient à l'abri des murs. Lui passait beaucoup de temps dehors, qu'il neige ou qu'il vente.
Il trottina derrière un buisson et s'agenouilla pour arracher les mauvaises herbes. Il n'avait pas plu depuis un moment, le sol était très sec. Neville dut s'acharner un moment. Ce fut alors que des voix attirèrent son attention. Il releva la tête mais resta agenouillé, et de ce fait se trouva dissimulé dans le jardin.
- Je crois vraiment que ce sont des preuves solides.
C'était Remus. Il parlait doucement mais sa voix grave portait loin. Il plaidait : sa voix faisait tout pour convaincre.
- Ce ne sont pas des accusations en l'air, poursuivit-il. Le père Albus était méticuleux et précis. Il a tout consigné par écrit.
- Et vous attendez de moi que j'en avertisse l'évêque, énonça une autre voix, féminine.
Neville risqua un coup d'œil entre les branches. Il reconnut tout de suite Minerva, la femme du comte Cornelius. Elle ne venait pas fréquemment, accompagnant son mari dans sa tournée d'inspection. Le comte Cornelius rendait peu visite à Albus, parce qu'il n'avait en général rien à lui dire. Cependant, depuis l'officialisation de la nomination de Lucius, le comte était venu trois fois déjà. Il avait de longs conciliabules avec Lucius les frères qui les servaient à table les entendaient rire.