18 décembre 2015
Biscuits et soda en main, nous sommes tous les quatre confortablement installés devant le poste télévisé. Lorsque le générique de lancement se met à retentir, nous fredonnons en chœur l'hymne de notre pays. C'était devenu notre rituel, après cinq samedis soir identiques. Aucun de nous n'aurait manqué l'émission. Le cliché de la parfaite petite famille américaine. Pourtant, il y a encore quelques semaines, cela n'était vraiment pas gagné.
Papa et moi rêvions de NBA tandis que maman et Jane ne juraient que par des émissions abrutissantes. Lors des deux dernières saisons, The Artist faisait clairement partie de leurs critères de prédilection. Regarder des inconnus pousser la chansonnette, voilà le genre de programme dont maman et ma chère grande sœur raffolaient, à l'instar de millions de citoyens américains. Avec seulement un écran pour nous quatre, la guerre des programmes TV faisait de sacrés ravages sous notre toit et surtout pendant le week-end. Fatigués par ces disputes quotidiennes, nos parents avaient finalement trouvé ce qui, à leurs yeux, ressemblait le plus à un arrangement harmonieux. Le vendredi, Jane choisissait, le samedi, c'était moi et cela alternait d'une année à l'autre.
Malheureusement, les tensions ont continué. Ce n'était donc peut-être pas l'idée du siècle, mais qui peut les blâmer ? Ils auront au moins eu le mérite d'essayer.
Depuis un mois, la donne a changé. Les disputes se sont volatilisées, transformant notre maison en véritable havre de paix. Aussi incroyable soit-il, The Artist en est la raison. Il faut dire que cette saison est particulièrement marquante pour nous, habitants de Milford, dans le Connecticut. Et malgré notre très jeune ancienneté – nous avons emménagé ici il y a moins d'un an – nous sommes tout aussi touchés par cet événement. Léandre Harrison participe au programme. Un enfant d'ici. Je dis « enfant », mais en réalité, il a un an de plus que moi. Cependant, c'est le surnom que lui ont attribué tous les journaux du coin.
« Léandre, le petit chouchou de l'Amérique, passera en deuxième position ce soir, il interprétera deux célèbres titres. Sortez les mouchoirs, c'est tout ce que je peux vous dire... »
Un récent portrait du « petit chouchou de l'Amérique» s'affiche en arrière-plan. Le sourire jusqu'aux oreilles, je me demande comment il fait pour être aussi heureux. La célébrité fait-elle partie des critères pour atteindre le bonheur ?
Son regard figé nous fixe. Je n'avais jamais remarqué la couleur de ses yeux, un bleu océan à la limite de la transparence. Il faut dire que je n'en ai rarement eu l'occasion, ne lui ayant que très furtivement parlé. À dire vrai, je ne me souviens que de cette fois où il m'a gentiment dépassée dans la file de la cafétéria. Il s'est contenté de me sourire comme si tout était normal. Je n'ai pas bronché. Quelle belle cruche j'ai été ce jour-là. Hormis un « je t'en prie », rien d'autre n'est sorti. Aujourd'hui, célèbre ou non, je lui dirais d'aller se faire voir...
- Dire qu'il est dans ma classe et que nous sommes assis à côté en chimie, je n'arrive toujours pas à réaliser, souffle Jane, accompagnée de toutes les manières qui lui sont propres (les deux mains sur les joues afin d'accentuer davantage encore son état de stupéfaction).
- Tu nous sors cette phrase chaque semaine, je ne sais pas, fais quelque chose, pince-toi ou autre, ne m'empêche-t-elle de répliquer, un brin agacée par toutes ses mimiques.
« Nous tenions à vous remercier d'être de plus en plus nombreux à nous suivre... »
- Cette saison, le show est suivi par 45 millions de personnes contre 32 millions l'an passé, ajoute-t-elle sur un ton de surprise après avoir vérifié l'information sur son téléphone portable.
- C'est fou, lance maman, sortant de son mutisme.
Effectivement, c'est fou.
« L'engouement que vous portez à nos candidats cette année est extraordinaire », le célèbre présentateur semble s'extasier face à un public déchaîné.
Extraordinaire, ça doit l'être davantage encore pour Léandre. S'en rend-il déjà compte ou essaient-ils de le préserver jusqu'à la fin du concours ?
Difficile à dire, car dès la première diffusion, il est devenu une véritable star et pas seulement dans notre ville, mais bien dans le pays tout entier. Son visage de mannequin et sa voix d'ange déchu ont fortement contribué à sa popularité. Les jeunes filles deviennent complètement hystériques lors de ses rares apparitions, comme le montrent certaines équipes de tournage qui le suivent en dehors des plateaux. De plus, de nombreux blogs et fanfictions lui étant entièrement dédiés ont submergé la toile.
À New-York, pendant toute la durée du concours, je me demande bien ce que son retour parmi nous et particulièrement dans notre lycée nous réservera. Évidemment, tout le monde ne parle déjà plus que de lui depuis ce fameux 14 novembre – et pas que – alors s'il arrive à se qualifier pour la finale ce soir, ça risque d'être l'effervescence, l'euphorie totale pour cette dernière semaine scolaire avant Noël...
- Donne-moi des cookies...
- Chut, ça va être à lui !
Postée à l'extrémité du canapé, Jane tend avec difficulté son bras vers l'énorme pot que je tiens fermement entre mes genoux. Elle n'est vraiment pas loin de la chute et je m'en amuse beaucoup, papa un peu moins.
- Amy, donne des cookies à ta sœur et d'ailleurs, tu en as assez mangé, passe-moi la boîte, dit-il avec fermeté.
Je m'exécute avec l'innocence d'une gentille fille. L'apparition de Léandre à l'écran y est certainement pour quelque chose, même après la cinquième émission, cela a toujours un côté exaltant. Pourtant, je suis loin d'être l'une de ses groupies...Mais sa voix si particulière me fait frissonner. Je jette un regard vers mes trois compagnons de soirée. Ils ont l'air tout aussi subjugués que moi. Maman et Jane ont même les larmes aux yeux et pour une fois, je comprends pourquoi.
« Well your faith was strong but you needed proof
You saw her bathing on the roof
Her beauty and the moonlight overthrew you
She tied you to her kitchen chair
She broke your throne and she cut your hair
And from your lips she drew the hallelujah... »La tonalité est grave et les émotions qui émanent de sa voix nous touchent en plein cœur. Mes mains tremblent et mes lèvres commencent à suivre le même chemin. Je ferme les yeux et me laisse totalement emportée par la mélodie...
...Hallelujah, hallelujah, hallelujah, hallelujah...
Léandre Harrison, tu as un don.
Tapie dans l'obscurité, j'effleure du doigt ma joue droite. Une larme glisse sur ma peau. Je sens mon cœur battre plus fort, chaque note résonne au fond de moi. Sa performance m'enveloppe et pendant un instant je me laisse entièrement porter par l'onde de chaleur qui émane de la télévision.
Lorsque la musique s'arrête, les cris d'enthousiasme du public sont presque assourdissants et je peux sentir l'énergie de la foule même depuis notre salon. Léandre ne se contente pas de chanter, il nous transporte. Les paroles prennent vie et se mêlent à nos propres expériences, nos propres désirs, nos propres rêves.
Léandre Harrison, tu as un don, celui de me faire pleurer et cela n'était pas arrivé depuis une éternité...
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The song of Amy
Teen FictionLe lycée de Milford est en pleine effervescence. L'un de ses élèves vedette vient de décrocher une place pour la finale de « The Artist », l'émission musicale la plus suivie des Etats-Unis. À seulement 17 ans, Léandre Harrison, jeune prodige à la vo...