La tête me tourne si bien que je n'ai plus d'autre choix que de me tenir accrochée à cette vieille commode en bois, dont la peinture écaillée trahit les années d'usage. Le brouhaha général s'intensifie, une cacophonie de rires et de voix s'entremêlent. Je peine à distinguer une conversation parmi les autres. Comme si cela ne suffisait pas à accentuer mon malaise, un marteau cognant avec insistance contre mon crâne fragile est en train de me rendre complètement folle.
Je titube légèrement, m'efforçant de garder mon équilibre, puis, avec le plus de précautions possible, je pose mon verre en plastique, rempli de bière mousseuse, sur ce même meuble qui me sert d'accoudoir. L'odeur âcre de la bière et de la sueur flotte dans l'air et me rappelle que je dois agir vite. Un besoin urgent se fait sentir : il faut que je me rende aux toilettes. La sensation désagréable de renvois incessants menace d'éclater à tout moment. Vomir devant toute une assemblée d'adolescents en chaleur serait sans doute la pire impression à donner pour une première soirée. Cette pensée me redonne un peu de courage et de détermination. Je marche quelques mètres jusqu'à atterrir enfin devant un impressionnant escalier. Son accès semble interdit, aucune âme ne se trouve sur ses marches en marbre. Je jette des regards furtifs à droite puis à gauche et observe les jeunes fêtards occupés à discuter, à danser ou à siroter leurs verres. Jonathan n'est pas dans mon champ de vision, aussi restreint soit-il. Je prends une profonde inspiration et me lance.
La montée est plus compliquée que je ne l'avais imaginé et une fois en haut, l'angoisse se renforce. Par où aller ? La mezzanine s'étend devant moi, démesurée, avec une dizaine de portes fermées. Je plisse les yeux, mon esprit embrumé cherche désespérément une issue.
Chaque porte semble m'observer, comme si chacune d'elles recelait un secret à découvrir. Finalement, je m'oriente vers celle qui semble la plus proche, son cadre ancien décoré de moulures dorées.
- Dégage !
Outch. Je la referme aussi vite que je ne l'ai ouverte. L'image de ces deux ou trois corps nus, entremêlés dans une étreinte ardente, me hantera longtemps et je me demande par quel miracle ma bile n'a pas explosé face à cette vision désastreuse. Je fais un pas en arrière, mon esprit tourne en boucle.
La panique s'empare de moi, puis j'ouvre une seconde porte : après une chambre, c'est une salle de bain. Vide, cette fois, pour mon plus grand soulagement. La tête penchée au-dessus du lavabo, je me sens au bord du gouffre. Le reflet de cette jeune fille perdue et pitoyable, renvoyé par le grand miroir, me pousse à retarder la délivrance. J'ai l'air d'un vrai clown. Le maquillage noir coule sur mes cils et crée des ombres sous mes yeux. Horrifiée par mon apparence, je sors rapidement, déterminée à retrouver cette pièce tant désirée. Une pièce où aucun sexe ne serait en contact avec un autre et où les miroirs n'auraient pas leur place.
Mais pourquoi n'ont-ils pas, comme tout être à peu près normal, placardé une pancarte avec écrit "toilettes" dessus ? Un sourire amer m'effleure à cette pensée avant d'être rapidement chassé par l'urgence de ma situation.
Après deux ou trois autres essais sans succès, c'est le Graal. J'y suis enfin arrivée et je ne saurais dire combien de temps cela m'aura pris.
Je ferme la porte négligemment, puis me jette au-dessus de la cuvette. Liberté. Toutes les bières ingurgitées depuis le début de la soirée se déversent dans ce trou devenu trouble. Ce long épisode m'a épuisée, si bien que je décide de m'allonger un instant. La position n'est pas des plus confortables mais la fatigue prend clairement le dessus. Mes yeux se ferment lentement, je suis satisfaite d'avoir bravé tous ces dangers.
- Amy ! Réveille-toi, Amy !
- Mmh... Je dors encore un peu, tu veux ?
Prisonnière entre rêve et réalité, j'ai du mal à cerner ce qui se passe. J'ai froid tout à coup. J'entrouvre, non sans difficulté, mon œil gauche, puis le droit. À ma grande surprise, je réalise que je ne suis plus étalée dans ces merveilleuses toilettes.
- Tiens, prends ça, tu vas voir, il n'y a rien de mieux pour récupérer.
Le visage face à moi est d'abord flou, puis, rapidement, je discerne des traits parfaits, encadrés par des cheveux châtains légèrement ondulés et des yeux bleus intenses, hypnotiques. Une familiarité m'envahit et sans crier gare, la honte s'empare de moi. Je dois être rouge de la tête aux pieds.
- Lé... Léandre... je...
- Reste assise et bois ça ! m'ordonne-t-il de sa voix ferme mais douce à la fois.
- De l'eau ? dis-je après avoir avalé la substance claire et fraîche.
Léandre hoche la tête, ses yeux ne me quittent pas. Je baisse les miens, saisie par la fraîcheur de l'extérieur, puis regarde autour de moi. Nous sommes dans une voiture dont le cuir des sièges est doux mais froid au toucher. Je réalise qu'il est tard.
- Où sommes-nous ?
- Dans ma voiture, répond-il tout en réajustant son grand manteau beige sur mes épaules.
- Mais... mais nous étions chez Jonathan, il y a encore quelques secondes, je ne comprends p...
- Encore, me coupe-t-il en remplissant une nouvelle fois mon verre. Nous sommes partis de chez lui il y a pratiquement une heure. Tu as dormi dans la voiture. Je n'ai pas osé te réveiller.
- La maison... sa maison n'est plus là !
- Nous sommes devant chez moi.
Nous nous regardons un instant. Je n'arrive pas à déceler ses pensées.
- Je... je suis désolée, finis-je par déclarer, honteuse.
- Je ne veux pas que tu boives comme ça. Je te cherchais partout. Tu ne sais pas ce qu'il peut se passer dans ce genre de soirée ! Heureusement, c'est moi qui t'ai trouvée, qui sait ce qui aurait pu t'arriver !
Plus besoin de déceler quoi que ce soit, il est rouge lui aussi, mais à la différence de moi, il l'est de colère.
- Je... je... merci.
- Tu vas mieux ?
- Oui, beaucoup mieux. Oh mince, il faut que j'y retourne, Jamie doit être fou d'inquiétude !
- Je me suis permis de lui envoyer un message avec ton téléphone. Je lui ai dit que tu étais avec moi, ajoute-t-il en me lançant mon cellulaire.
- Merci...
- Tu as de la chance que ta sœur n'ait rien vu.
- Elle était là ?! lui demandai-je, paniquée.
- Oui et heureusement pour toi, elle n'a pas lâché la grappe au grand frère de Jonathan de toute la soirée.
Je ne sais ce qu'elle aurait pu raconter à maman et papa si elle m'avait vue dans cet état. Mon cœur se soulève alors que je réalise l'ampleur de la situation.
- Rentrons, à présent.
Sans me faire prier, j'attache ma ceinture.
- Qu'est-ce que tu fous ? me demande-t-il, surpris.
- Bah... je rentre. Oh, j'ai cru que... à pieds, c'est très bien aussi, répliquai-je, gênée.
- Tu ne rentres pas comme ça chez toi, tu dors à la maison ce soir. Je te déposerai demain matin. Ne me regarde pas comme ça, je ne tenterai rien du tout, crois-moi.
J'aurais aimé dire que sa dernière remarque ne m'a pas blessée, une part de moi se sent vexée. Mais la fatigue, le brouhaha de la soirée et la chaleur de son manteau m'incitent à me laisser aller, ne serait-ce qu'un instant.
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The song of Amy
Teen FictionLe lycée de Milford est en pleine effervescence. L'un de ses élèves vedette vient de décrocher une place pour la finale de « The Artist », l'émission musicale la plus suivie des Etats-Unis. À seulement 17 ans, Léandre Harrison, jeune prodige à la vo...