BROKEN - Tome 2

Q U A T R E

Lexie

Mes yeux, vides, dépossédés, égarés, fixent le verre posé sur le comptoir de la cuisine. La main de Shawn claque nerveusement contre le tabouret. Je feins ne pas l'entendre et me concentre sur les gouttes d'eau qui pleuvent dans l'évier bondé de vaisselles sales. Mon visage est pâle, mes cheveux, mouillés et mes doigts, tremblants. J'ai eu beau tenter d'effacer les énormes cernes sous mes yeux maquillés avec de l'anticerne, en vain. Je sais que Shawn s'efforce à ne faire aucun commentaire sur ma tenue décontractée et mon T-shirt noir, beaucoup trop grand pour moi, avec une odeur qui ne m'appartient pas. Lorsque je l'ai vu, roulé en boule dans un coin sombre de ma chambre, et que je l'ai pris dans mes mains avec l'idée de le jeter par la fenêtre, j'ai revécu le moment où je le lui ai arraché, cette soirée-là. Encore maintenant, alors que mon meilleur ami se tue à essayer de me raisonner, je ne peux qu'imaginer, une fois de plus, ses mains avides sur mon corps brûlant.

Shawn est silencieux. Trop silencieux. Depuis dix minutes, il me regarde, attentif. Je n'essaie pas de dévier son attention, je veux qu'il me voie. Je veux qu'il voie à quel point je suis pathétique, stupide, et minable sans lui. Je veux qu'il puisse comprendre, pour la première fois de sa vie, qu'aimer n'est pas à prendre à la légère. Tout à l'air tellement simple pour lui, ça l'a toujours été. Il n'a jamais eu à se soucier de son apparence, il est déjà parfait. Il n'a jamais eu à s'inquiéter de ce que les autres pensent de lui, ils l'aiment tous. Et surtout, il n'a jamais eu à douter de l'amour de qui que ce soit... Il ne s'en est jamais plaint, je ne l'ai d'ailleurs jamais vu amoureux.

— Que vas-tu faire?

J'inspire.

— Je ne vais rien faire. Absolument rien.

Son regard me transperce quelques secondes, puis, il fait tourner le petit tabouret.

— Rien? Tu vas seulement rester assise là à regarder ta vie sans lui te passer sous le nez? Juste parce qu'il est parti?

— Il n'est pas parti, Shawn! Hurlais-je, folle de rage.

Mon cœur fait un bond lorsque mon pied rate l'appui du tabouret et que je trébuche, avant de me rattraper sur le comptoir. Mon regard est fou, mes lèvres entrouvertes laissent échapper de ma bouche un souffle saccadé et violent.

— Je l'ai repoussé! J'ai repoussé l'homme que j'aime, Shawn! Tu ne connais absolument rien à l'amour, comment peux-tu même penser à me dicter ce que je dois ressentir?

Shawn me dévisage. Son expression ne m'est pas familière, et je ne supporte plus de lire la pitié dans son regard qui me fixe depuis dix minutes, comme si j'étais une petite chose fragile qu'il se devait d'étudier. J'ai envie de hurler. Evan tourne en boucle dans ma tête, et ça ne fait qu'une journée qu'il n'est plus là. Que je l'ai misérablement fais sortir de ma vie.

— Alexie, grogne Shawn, lorsque je me retourne pour monter furieusement l'escalier qui mène à ma chambre.

Je me fous de le planter là. Je sais qu'il m'attendra des heures dans la cuisine sans savoir ce sera quand le moment où je vais pointer le bout de mon nez, mais je n'ai pas l'intention de remettre les pieds dans cette pièce tant qu'il aura les fesses assises sur le putain de banc du comptoir.

Mon lit est douillet lorsque je me laisse tomber dans les couvertures. Moins qu'hier, lorsque j'étais encore tellement embrouillée par les effets de l'alcool que je n'arrivais même plus à savoir si c'était mes couvertures ou celles d'un autre.

Je fixe le plafond. Si je reste, c'est temporaire. J'attends seulement un peu, le temps que Shawn ne se doute de rien, pour finalement enfiler un survêtement, remonter mes cheveux, et descendre par la gouttière en espérant avoir plus de talent que lorsque j'étais en troisième année et qu'on avait des activités d'escalade. Je ne sais pas ce que je veux, ce que je vais faire. Je veux seulement partir d'ici, m'éloigner du lit où j'ai laissé Evan m'embrasser autant qu'il le voulait.

*

Les fesses écrasant dans un bruit sourd le gazon sous mon balcon, je me relève en secouant la tête. J'ai fais tellement de bruit qu'il faudrait que Shawn soit sourd pour ne rien avoir remarqué, mais j'ai au moins pris la peine de verrouiller la serrure de ma chambre avant de sortir. Avec un peu de chance, il ira voir, il essaiera de me parler au travers de la porte, il croira que je dors ou que je ne veux pas lui répondre, et il partira. Je pourrais peut-être y croire si je ne le connaissais pas, mais en ce moment, mes idées et mes réflexions ne sont pas de bon recours.

Mes doigts frôlent doucement un bout de papier dans la poche kangourou du sweat-shirt que je porte. L'odeur, je ne peux pas m'en passer. C'est tout ce qui me reste de lui, présentement, et j'espère, quelque part, que tout ça n'est pas réellement fini.

Intriguée, mes doigts se referment sur le petit morceau tordu au bout de ma main. L'air froid caresse ma peau quand je retire mon bras de la poche et baisse la tête pour regarder le papier. L'encre noire, coulée, a presque taché la feuille en entier, mais des chiffres sur le coin sont encore lisibles. À peine, mais lisibles. Je comprends qu'il s'agit d'un numéro de téléphone, et qu'il me semble drôlement familier. Je continue de marcher dans la nuit noire qui obscurcit la rue en sortant mon téléphone de la poche kangourou, curieuse. Peut-être que le numéro se trouve dans mes contacts... Celui de Tyler, par exemple? Mon doigt glisse doucement sur l'écran, défilant les prénoms affichés dans la liste de mes contacts. Lorsque j'atteins la moitié, je suis interpelée de l'autre côté de la rue. Je relève les yeux. La silhouette s'avance doucement, traverse la rue, et me rejoint de l'autre côté du trottoir. Dès l'instant où la faible lumière du lampadaire éclaire son visage, je sais que je n'aurais jamais dû m'arrêter.

— Jonah, quelle surprise, ironisais-je.

Jonah sourit. Je feins ne pas remarquer le regard pervers qu'il me lance en me détaillant de la tête aux pieds et détourne le regard, mal à l'aise.

— Ça me fait toujours plaisir de te voir... Alexandra, c'est ça?

— Alexie, mais bien tenté.

Il hoche la tête, puis, fait un pas derrière pour fixer la porte d'un petit café en face du trottoir. J'étire le cou, intriguée par ce qu'il peut attendre, et un frisson parcourt ma nuque quand je pense qu'il peut s'agir d'Evan. Une petite parcelle de moi espèrerait que ce soit le cas, et pourtant, ce serait une très mauvaise idée.

— Dis, Alexie... continue Jonah, en me regardant plus sérieusement. Tu n'aurais pas vu Evan, ces derniers temps?

Je soupire. Au moins, je sais qu'il n'est pas avec lui présentement.

— Non...mentis-je, sans savoir pourquoi je me sens obligé de le faire. Pourquoi?

Je sais ce qu'Evan a fait ces derniers temps, et je crois que s'il a choisi de ne pas en parler à ses amis, c'est qu'il y a une raison. Une raison qui risquerait de me faire du mal, mais rien qui puisse me pousser à le raconter à ses amis à sa place.

— D'accord... dit-il, sceptique. Tyler dit qu'il n'est pas rentré depuis un bout de temps, il est inquiet, et je t'avouerais que je commence à l'être aussi... Si tu le vois, tu veux bien me prévenir?

Je hoche la tête, ma lèvre coincée entre mes dents. Jonah me tend sa main pour que je lui donne mon téléphone. Je le déverrouille d'abord, avant de le poser dans sa paume. Lorsque Jonah regarde l'écran, je le vois blêmir, avant de me regarder par-dessus l'objet. Je fronce les sourcils, mais tout ce passe trop vite pour que je puisse comprendre quoi que ce soit. Il me redonne rapidement mon téléphone, hoche la tête, me salue et pivote pour entrer dans le café d'où il semble être sorti plus tôt. Confuse, je fixe l'écran de mon téléphone en me demandant ce qui a pu le rendre aussi nerveux, mais à part l'image en fond, les noms en favoris sur l'accueil et les applications que j'ai installées, il n'y a pas grand-chose... Je m'assure qu'il a bien entré son numéro dans mes contacts et prend un long moment avant de comprendre qu'il s'est identifié comme étant « Le Beau Gosse ». Je souris tout de même, amusée, et continue ma route, sans me souvenir de ce que j'étais en train de faire avant l'arrivée de Jonah...